– Je n'ai jamais rencontré d'hipparion, dit Oswald.
– Et j'espère bien que tu n'en verras pas! dit père. Encore que ces modèles désuets aient une certaine tendance à s'attarder. Il se pourrait qu'ils aient duré jusqu'au pléistocène inférieur, et tenez, ce vieux chalicothérium, il en reste des tas, même encore maintenant.
Bien que ces réflexions l'eussent un peu soulagé, semblait-il, père, au cours des semaines suivantes, se montra nerveux et morose. Je ne pouvais pas concevoir l'importance qu'il donnait au fait de savoir où nous en étions, dans l'ère géologique. Pourquoi se dépêcher? Tout me semblait aller admirablement: sous le bon soleil nourrissant et la pluie rafraîchissante, un monde pétulant s'affairait. La terre palpitait et tremblait sous nos pieds. Les volcans grondaient avec entrain, déversant une lave épaisse sous des rouleaux de fumée noire. De pesantes odeurs sulfureuses imprégnaient l'atmosphère, et quand les nuages déroulaient leurs volutes jusqu'en Afrique à mesure que les glaciers descendaient vers le sud, il se formait un smog, un lourd brouillard fumeux qui nous faisait tousser. Sur les nappes de vase glougloutante, les geysers bouillonnaient, et des jets de vapeur jaillissaient en sifflant des soupapes de sûreté éparses sur le sol mince des vallées. Les forêts se lançaient à l'assaut des montagnes, qui repoussaient l'envahisseur en lui versant dessus de la poix bouillante. Chaque plante disputait à ses concurrentes la clientèle des oiseaux, des abeilles. En matière de fleurs et de fruits, les modes se succédaient selon une cadence, une variété fabuleuses. Chaque espèce s'échinait pour se montrer plus prolifique, plus ingénieuse que toutes les autres, et justifier ainsi sa prétention à être la plus apte à survivre. Ce modèle échevelé de libre entreprise prouvait bien que l'intérêt personnel éclairé produit la plus grande richesse et nourrit le plus grand nombre. O doux lundi matin du monde! O Afrique, le plus progressiste des continents, berceau de la subhumanité! A chaque jour suffit sa peine et sa magie, pensais-je. N'étions-nous pas les maîtres de la pierre, les dompteurs du feu, ne pouvions-nous narguer toute la création? Je trouvais, moi, que le monde avait fichtrement bonne mine!
Mais père n'aurait pas été père, s'il n'avait pas voulu encore quelque chose de mieux. Il ne lui suffisait pas d'avoir importé d'un volcan du feu de confection, il voulait nous voir le manufacturer nous-mêmes:
– C'est ridicule! dit-il, quand le foyer se fut étouffé pour la dixième ou la centième fois.
– Ainsi, à chaque coup que vos tantes, que ces têtes de linottes laisseront le fourneau s'éteindre, il me faudra grimper sur une montagne de quatre mille cinq cents mètres? C'est intolérable, à mon âge. Mais puisque tout espoir est perdu d'améliorer vos tantes, et même vos mères respectées, il faut trouver autre chose.
– Mais quoi, p'pa? objectai-je. La combustion spontanée, ça n'existe pas. Ou alors c'est de la magie.
– Et ça, espèce de lémuroïde? dit père. Regarde-moi ça! Tu ne t'es jamais demandé ce que c'est, çal
Il me montrait les étincelles qui, de temps à autre, s'envolaient du silex que Tobie travaillait. Mais l'idée de comparer, à la tempête chaude et furieuse de nos brasiers, ces froides lucioles mortnées, ne me serait jamais venue! C'était comme comparer une chenille à un mammouth.
– C'est l'âme de la pierre, dis-je. D'ailleurs, si c'était du feu, les pierres pourraient brûler.
– Il y en a qui le peuvent, je les ai vues faire, grommela père, sans prêter aucune attention à mes idées, comme d'habitude.
Mais maintenant je riais sous cape devant les vains efforts qu'il faisait pour capter les minuscules étoiles qui jaillissaient des silex de Tobie. Il partait du principe que si l'on peut porter du feu à partir des étincelles que projette un tison, il n'y avait pas de raison pour qu'on ne puisse le faire à partir de celles que projette un silex. Mais quand, n'y parvenant pas, il finissait dans sa colère par jeter les pierres dans le feu, elles s'éteignaient tout simplement.
Il disait que si l'on frappait un silex assez souvent et violemment, il s'échauffait et se fâchait, comme nous le faisions nous-mêmes quand il nous battait. Cela devrait donc être vrai aussi pour deux bâtons, et il essaya. Et quand en effet les bâtons s'échauffaient de rage et d'efforts, père s'attendait à tout instant à les voir éclater en flammes. Mais il ne se produisait jamais rien de la sorte. Sa seule consolation, c'était d'avoir découvert que si l'on souffle sur des cendres mortes, parfois elles se réveillent. C'était le vent qui l'avait mis un jour sur cette voie. Mais il ne parvenait jamais à dépasser ce point. Les braises devaient toujours provenir du feu-père d'un volcan, à quelque degré lointain de parenté que ce fût. Il essaya pendant des mois, sans se décourager. Mais souvent, haletant, il abandonnait ses efforts et s'en prenait à moi avec rage.
– Bon sang, Ernest, tu ne feras donc jamais rien pour m'aider? Tiens, prends ce bâton, et cogne-le-moi sur l'autre jusqu'à ce qu'il s'échauffe – chaud, chaud, brûlant, te dis-je!
Je faisais comme il me commandait, mais je savais bien que c'était du temps et des efforts perdus. Je n'étais pas un volcan et j'en avais vite assez. Alors père m'aiguillonnait à l'aide des massacres de bêtes que j'avais tuées, ce qui était douloureux à différents endroits, et humiliant. Je me remettais au travail. Mais c'était inutile, père le savais aussi bien que moi.
C'est environ de ce temps que l'oncle Ian revint.
8
Ian était un petit homme trapu, aux jambes arquées. Il avait le cheveu roux, la barbe maigrichonne, rousse elle aussi, l'œil très bleu et vif. Des cicatrices couvraient son corps. Et pour peu qu'on lui demandât: «Et celle-ci, oncle Ian, comment que tu l'as eue?», chacune déclenchait une histoire passionnante.
Tante Gudule le flaira la première et en reconnut l'odeur à une grande distance. Aussi vive qu'un dard en vol elle s'élança en s'écriant: «Ma doué! Vlà mon p'tit homme qui vient!»
Elle nous le ramena en triomphe.
– Eh bien, Ian, mon vieux, ça fait plaisir de te revoir, lui dit père, et il lui entoura de son bras, dans une brève étreinte, les larges épaules.
– Bienvenue au foyer, dit mère, et nous répétâmes tous en sautant sur place:
– Bienvenue, bienvenue, oncle Ian!
Ensuite il fit cérémonieusement le tour du cercle de famille, s'assurant qu'il reconnaissait tout son monde.
– Ah, Barbe, je n'ai point oublié ton pauvre Tony. Aglaé, tu n'as pas pris un jour de plus, pas un seul. Amélie, ma doué, comme te voilà devenue sage! Mais qui est-ce, celui-là? Oswald? Grand Dinornis! ai-je été absent si longtemps? Te v'là quasiment un homme, à présent. Et ça, c'est-y point Ernest? Je n'ai point souvenance de ton visage, petiot, mais ton odeur, celle un peu aigre de l'éléphant quand il prépare un mauvais tour, je ne l'oublierai point. Alexandre? Tobie? William? Toute une bande de nouveaux! Eh ben, eh ben, mes amis, pas à dire mais vous avez un coin vachement chouette, par ici.
Père était aux anges de lui faire visiter son domaine, avec toutes ses améliorations, à commencer, bien sûr, par le feu.
– Ils l'ont en Chine aussi, dit oncle Ian.
– Quoi? s'exclama père. J'ai du mal à le croire!
– Si, si, ils l'ont, répéta l'oncle Ian. Ils sont toujours les premiers pour tout.
– Savent-ils en faire? demanda père, inquiet.
– Ça ne m'étonnerait point, dit oncle Ian, mais il avait marqué une légère hésitation.
– Je te parie que non, dit père d'un ton cassant. Nous avons décidément une avance technologique, nous autres ici.
– Parce que vous, vous savez en faire? dit oncle Ian.