Выбрать главу

– Entre qui?

– Entre immigrants d'Afrique et Néanderthaliens.

– Pas assez de gibier? demanda père.

– Que si! Tout abonde dans ce pays, il pisse le lait et le miel. Mais y a quéque chose dans l'air qui vous rend agressif. Ils se battaient et s'appariaient. Drôle de jeu.

– C'est plus ou moins la même chose, dit père. Mais faut surveiller ça: en plein pléistocène, des singes velus qui se croisent en Palestine avec des singes pelés, savoir ce que ça va donner?

– Des prophètes barbus vivant de miel et de sauterelles, m'aventurai-je à dire.

– N'essaie pas de faire de l'esprit, grommela père, ce n'est pas ton genre. Continue, Ian. Où es-tu allé ensuite?

– En Inde, via l'Arabie, dit oncle Ian. L'Arabie, c'est comme le Sahara: tout vert et luxuriant mais, ma doué, quelle pluie! En Inde j'ai rencontré un nouveau carnassier, le tigre qu'ils appellent ça, le tigre incandescent dans la forêt nocturne. Version drôlement carabinée du smilodon. Mais vivement le vieux machérode, tu peux me croire! Mes nuits en forêt, là-bas, j'en ai passé la plupart en haut des arbres, et je vous dis que je n'en ai point honte. Un peu plus loin, je me suis trouvé nez à nez avec une famille de sous-hommes, une autre variété.

– Encore une? dit père inquiet.

– Encore une, mais n'te fais pas d'cheveux, Edouard. Des laissés-pour-compte, complètement désuets. Moitié grands comme nous, et pas plus de crâne qu'un macaque derrière leurs sourcils en promontoire. Et c'est macaque que j'ies aurais appelés, mais le fait est qu'ils marchent debout, et qu'ils ont une mâchoire triangulaire de sorte qu'ils peuvent parler – oh, un sabir incroyable, du genre: «Moi grand singe y en a long-long javelot», enfin tu vois ça. Si j'avais eu le temps je crois que j'en aurais fait de bons porteurs, du reste je n'avais rien à faire porter, aussi j'en ai assommé quelques-uns et après ça me revoilà parti. Et je suis arrivé en Chine. Et là, Edouard, j'ai rencontré à Chou-k'ou-tien des prototypes très intéressants, oui, ils t'intéresseraient beaucoup. Ils vivent dans des cavernes, et d'abord je les ai pris pour des gorilles, mais ils se tiennent beaucoup plus droits et ils fabriquent des coups-de-poing tout à fait convenables. Comme je t'ai dit, eux aussi se sont procuré de ce feu sauvage de manière ou d'autre, et ils n'en sont pas peu fiers, eux non plus. Mais si tu veux savoir, je les trouve plutôt stagnants. C'est une tendance qu'ont toujours un peu les Orientaux. Ils m'ont dit que plus au nord, il y avait un modèle plus grand, dans les neiges de Tartarie, quatre mètres soixante-dix, qu'ils m'ont dit, et hirsute comme un ours. Mais j'étais pas pressé de faire la connaissance d'un être aussi abominable. D'ailleurs j'en avais marre des sinanthropes, et j'voulais voir comment allaient les choses en Amérique.

– Ah oui! dit père avec enthousiasme. Comment l'as-tu trouvée, toi, l'Amérique?

– Je ne l'ai pas trouvée, dit oncle Ian tristement. Il faudrait traverser un vrai rideau de glace, et personne ne peut, même pas un Néanderthalien. Pour autant que l'pays n'est pas sous la glace, c'est envahi de glyptodons, à ce qu'on m'a dit.

– Mauvais, mauvais, détestable, dit père. Pas encore d'Américains? Cela signifierait que nous sommes moins avancés encore que je ne le craignais… Je peux à peine le croire.

– Remarque, dit oncle Ian, y a déjà quelque temps d'ça. Peut-être qu'on pourrait réussir à présent? En fait, je compte y retourner et chercher le passage nord-est.

– Ah non î Non et non î hurla tante Gudule. Ma doué! N'es-tu pas assez fatigué de faire le globetrotter? Il est temps de te r'poser, reste ici, mon loulou, tu vas pas m'quitter 'core une fois?

Oncle Ian la rassura, mais moi je voyais dans ses yeux, dans leur regard lointain, qu'il ne resterait pas bien longtemps avec nous. Hélas, la fin vint encore plus tôt que nous ne le prévoyions.

Il avait montré un vif intérêt pour les expériences de William avec Chiffon, et quand père lui dit qu'elles étaient trop en avance sur notre époque, que nous n'en étions pas encore là, tout simplement», oncle lan dit: «Moi, je pense à un animal qui me serait fichtrement utile, si seulement j'parvenais à m'en faire obéir…»

Et puis, un beau matin, éclata un tapage terrible. Nous vîmes foncer sur notre groupe un animal extraordinaire. Le bas d'un cheval, le haut d'un homme, et le tout bondissant, se cabrant, hennissant, proférant des jurons et des cris: «Hé là, sale bête!» et: «Du calme, espèce de brute!», et le monstre se dressa furieusement devant le feu, éparpillant la famille dans tous les azimuts. Pendant un court instant, nous vîmes ce que c'était: pas un centaure, mais oncle lan à califourchon sur un cheval. Mais, aussitôt après, il quitta sa monture, fila droit vers le ciel, virevolta en l'air et retomba, heurtant le sol avec un bruit sourd et lugubre. Nous nous précipitâmes, mais c'était sans espoir: il s'était cassé le cou.

Pendant ce temps, Oswald décochait à l'animal en fuite un dard juste entre les deux épaules, et le cheval à son tour s'affalait sur le sol, inanimé.

Du coup, nous nous trouvâmes avec deux tragédies sur les bras.

D'une part oncle lan était mort, et tante Gudule s'évanouissait sur le cadavre du cher grand voya- geur.

Et quant au cheval, que lan voulait monter pour aller plus vite en Amérique, voilà qu'il s'avérait que ce n'était pas du tout un chevaclass="underline" c'était un hipparion.

9

Quand nous fûmes remis des funérailles de l'oncle lan, nous restâmes inquiets de l'attitude de père. C'avait été un coup très dur pour lui de découvrir que l'hipparion n'était pas encore une espèce disparue. Il parut s'enfoncer dans des méditations intenses. Il restait des heures et des jours accroupi à l'écart, rabrouant quiconque s'approchait de lui. Un matin je m'aperçus qu'il lui était poussé des mèches de cheveux blancs.

Et puis, un autre beau matin, il parut avoir recouvré toute sa bonne humeur. Il réunit ses quatre fils aînés, Oswald, Alexandre, Tobie et moi, et nous ordonna de l'accompagner dans une expédition. Nous supposâmes d'abord qu'il s'agissait d'une partie de chasse, mais à sa façon de s'agiter, de trotter de-ci de-là pour nous aider dans nos préparatifs, aiguisant et flambant nos dards, choisissant de bons couteaux de pierre pour le voyage, et surtout faisant à ma mère une foule de recommandations, nous devinions qu'il nous préparait quelque chose de tout à fait inhabituel.

Il nous mena vers l'est à travers la forêt vierge. Du moins cela prouvait que nous échapperions à un nouveau cours sur la manipulation des volcans: nous avions laissé les montagnes de la Lune derrière nous, les flammes des monts Kenya et N'Gorongoro sur notre gauche, et pourquoi nous eût-il amenés jusqu'au lointain Kilimandjaro, qui ne crachait plus de feu? Oswald et moi flairâmes du gibier à plusieurs reprises, mais père nous rappelait sèchement auprès de lui, et nous allions, allions toujours plus loin. Ce ne fut qu'à la tombée du jour qu'il nous permit d'abattre un okapi pour le dîner. Pendant la nuit il nous fallut faire le quart à tour de rôle, car nous n'avions pas de feu.

Le lendemain, le surlendemain furent semblables à la veille; et s'il devenait clair que père avait en tête un but spécial pour cette expédition, il ne se montrait pas disposé à satisfaire notre curiosité croissante. Non qu'il fût de mauvaise humeur; mais son regard résolu, le chemin droit comme un i que nous poursuivions, tout cela m'inspirait un pénible pressentiment. Nous marchâmes cinq joursainsi à la queue leu leu, avec la discipline de fer d'une file de fourmis. Puis père nous laissa nous détendre, et commença de flairer le vent, tâtant de-ci de-là tout en marchant pour saisir une odeur. Nous nous mîmes tous à renifler, mais père ne voulait d'aucune piste qu'Oswald ou moi lui proposions. «Du buffle?» Il refusait, et nous enchérissions: «De la girafe? de l'éléphant?» Mais il secouait la tête en silence. Et quand en désespoir de cause Oswald s'écria: «Du mastodonte?», il le rabroua: «Ne fais pas l'idiot.» Un peu plus tard, le nez en l'air, il dit: «Ah, cette fois, je crois que nous y sommes. Oui… sûrement, c'est bien eux.»