Выбрать главу

Nous ouvrîmes nos narines, tous, dans la même direction; et certainement quelque chose venait de très loin vers l'est, le vent nous en taquinait les muqueuses en de fluettes bouffées, volages exaspérantes, et c'était une odeur en somme familière, mais nous ne pûmes l'identifier avant que père nous eût dit: «Allons, fils, du boulot nous attend qui nous donnera soif. Buvons un coup de cette eau que je renifle derrière les arbres, et ensuite je vous dirai tout.»

C'était un lac couvert de nénuphars et de flamants roses, et nous trouvâmes sans mal un bon coin pour y boire. Il portait nombre de traces d'animaux, de sorte que nous passâmes d'abord un bon moment à bombarder de pierres chaque tronc d'arbre douteux flottant dans les parages, et tout ce qui pouvait ressembler à des crocodiles. Puis père entra dans l'eau jusqu'aux genoux, il but et se doucha le torse et le visage pour les dépoussiérer, et revint à nous en pataugeant.

– Ça va bien, fils. A votre tour. Passez-moi vos lances. Je monterai la garde pendant que vous vous baignez.

Après nous être ébattus joyeusement, nous regagnâmes la terre à notre tour, bien rafraîchis. Et constatâmes avec surprise que père, au lieu de nous surveiller, s'était éloigné à cinquante pas de là et nous considérait, appuyé contre un copayer. Il avait empilé nos lances à sa portée, entre deux des puissants contreforts, et il nous faisait face, un dard dans chaque main, levés et pointés contre nous.

– Stop! cria-t-il. Restez où vous êtes. C'est assez près pour nous entendre.

Je compris que nous faisions face à une crise.

Nous nous arrêtâmes.

– Maintenant, fistons, dit père, écoutez-moi bien. Et n'essayez pas de me payer en monnaie de singe, autrement dit à coups de pierre: vous êtes à bonne portée et je ne manque pas de munitions. Vous n'auriez pas une chance. Eh bien voilà. C'est tout simple et il n'y a pas de quoi s'émouvoir. J'y ai bien réfléchi, et j'en ai parlé avec vos mères. Vous voici pubères, tous les quatre. Des hommes par conséquent, à toutes fins utiles. Oswald a passé quinze ans, Ernest en a un de moins, Tobie a à peu près le même âge, Alexandre s'en approche aussi. Je vous ai mis en mesure de gagner votre vie: vous êtes rompus à la chasse, vous savez vous débrouiller dans la forêt, la savane, la montagne et le reste. Tobie vous dépasse tous dans la manufacture des outils de silex, mais enfin vous avez quand même un bon entraînement. De plus, et c'est exceptionnel à votre âge, vous savez comment vous procurer le feu sauvage et comment l'entretenir. Donc il est temps pour chacun de vous de se trouver une compagne, et de fonder une famille, pour la prospérité de l'espèce. Voilà pourquoi je vous ai amenés jusqu'ici. A dix lieues vers le sud il y a une horde…

– Voilà! Voilà ce qu'on sentait! s'exclama Oswald. Des débris de cuisine, des pithécanthropes, j'aurais dû les reconnaître!

– Il y a une horde, répéta père, où vous trouverez les compagnes qu'il vous faut.

– Mais p'pa, m'étonnai-je, nous avons tout ce qu'il nous faut à la maison! Moi je prendrai Elsa, et les autres…

– Rien de la sorte, coupa père. Tu prendras une des filles de là-bas.

– Mais c'est tout arrangé, p'pa! m'écriai-je. C'est ridicule!

– Les types s'accouplent toujours avec leurs sœurs, appuya Oswald, c'est ce qui s'est toujours fait!

– Peut-être, mais c'est fini, dit père avec gravité. Ici commence l'exogamie.

– Mais, p'pa, c'est contre nature! insistai-je. Tous les animaux font comme ça. Même si de temps en temps une bête s'aventure hors de sa bande…

– Quoi, c'est idiot, dit Oswald, voilà nos filles qui sont sur place, alors que les autres…

– Sont maintenant plus près, en l'occurrence, dit père. C'est pourquoi je vous ai amenés ici.

– Mais bon sang, p'pa, m'écriai-je, pourquoi nous donner tout ce mal? Qu'est-ce qui cloche avec nos filles à nous?

– Rien ne cloche, dit père, mais il faut maintenant mélanger un tantinet les gènes. Et puis surtout, vos sœurs, c'est un débouché trop facile pour vos libidos. Si nous voulons le moindre développement culturel, il faut que l'émotion individuelle ait la tension d'un stress. Bref, il faut qu'un jeune homme quitte le toit familial, se cherche une compagne, la courtise, la capture et se batte pour elle. Sélection naturelle.

– Mais nous pouvons très bien, si tu veux, nous battre à la maison pour nos femmes à nous! Dit Oswald. Et tu auras à domicile toute la sélection naturelle que tu voudras!

– Non, ce n'est plus la bonne. Plus maintenant, dit père. Avec les armes nouvelles, le danger devient trop grand. Cela pouvait marcher du temps où les mâles ne disposaient pour s'assommer que de vieilles massues démodées…

– Oui, ça marchait pour toi, dis-je amèrement.

– Les temps ont changé, dit père. Ou plutôt, se reprit-il, ils n'ont pas changé, voilà le malheur! Nous sommes plus en retard que je n'imaginais. Nous n'allons pas éternellement poireauter comme des contemporains de l'hipparion! Non, ça ne peut plus aller, en tant qu'espèce nous sommes stagnants, et être stagnants, c'est la mort. Nous avons du feu, mais nous ne savons pas le fabriquer. Nous tuons de la viande, mais perdons notre temps à la mastiquer. Nous avons des lances trempées au feu, mais la portée n'en dépasse pas cinquante-cinq mètres…

– Soixante-dix-sept, dit Oswald.

– Record exceptionnel! aboya père. Je parle en termes normaux. Alexandre sait faire de bons dessins, mais il ne sait pas les fixer. Tobie donne de bonnes arêtes à ses bifaces, mais, cela me coûte à dire, la camelote que nous fabriquons ne vaut guère mieux que des éolithes. Quant à toi, Ernest, tu te flattes de savoir penser, mais c'est une illusion, car le registre de nos connaissances est beaucoup trop étroit, de sorte que notre vocabulaire, notre grammaire n'arrivent pas à s'étendre, ni du même coup nos capacité d'abstraction. C'est le langage, voyez-vous, qui génère la pensée, et c'est pure courtoisie d'appeler langage les quelque cent mots que nous possédons, les deux douzaines de verbes-à-tout-faire, l'indigence de conjonctions et de prépositions, et cette façon que nous avons de recourir aux interjections, gestes et onomatopées pour combler les lacunes. Non, mes chers fils, sur le plan culturel, à peine si nous sommes plus avancés que l'australopithèque, et lui, croyez-moi, il n'est déjà plus dans la course. Vous avez entendu ce que feu votre oncle Ian nous a dit sur leur compte! Il s'en va droit à la poubelle, rejoindre tous les autres ratages de la nature.

– Moi, je les tue toujours quand j'en rencontre, dit Oswald.

– Justement, dit père. Si nous suivons le même chemin, d'autres nous feront pareil. Il faut faire un effort, mes enfants! Il faut que vous considériez tout cela en garçons raisonnables, en adultes responsables, dit-il avec une sorte d'insistance suppliante dans la voix. C'est incommode? Je n'en disconviens pas. Il vous faudra du temps pour vous y habituer. Mais on ne peut pas créer une force hydraulique sans élever des digues. Observez les castors comme je l'ai fait, fistons. Ils arrêtent des fleuves: voyez alors combien impétueuse l'eau qui se déverse par le goulot qui lui reste! Ou regardez tout aussi bien les chutes de Marchison, ou mieux encore, allez jeter un coup d'oeil sur celles de Victoria. Cela vous donnera une idée de ce que je veux dire: l'obstruction nécessaire pour développer une pression irrésistible. Mais nous ne sommes pas des fleuves. C'est donc tout un système d'inhibitions et de complexes qu'il faut créer dans notre tête.