– En attendant c'est toute une cataracte qui déferle dans la mienne, de tête, gémit Tobie.
Et il s'assit et laissa tomber son mufle entre ses mains.
– Oui, dit père, je sais, c'est difficile à comprendre au début. Mais c'est indispensable. Pour résoudre des problèmes, il faut d'abord se les poser. Et pour pouvoir se les poser, il faut se créer des difficultés personnelles à se casser le ciboulot.
– Mais ça nous rendra si malheureux que nous finirons par tout lâcher et nous laisser mourir! m'écriai-je. C'est le bonheur qui donne le goût de vivre.
– Erreur, dit père gravement. Le bonheur vous rend paresseux. Tu chercheras dans le travail, tout au contraire, une diversion à tes difficultés, avec un surcroît d'énergie.
– Je n'en crois rien, maugréai-je.
– Tu verras bien que si, dit père. Vous devez convenir que la sagesse, avec tout ce feu alentour, c'est de ne pas vous battre pour vos sœurs ou vos tantes. Sinon le sens moral risque d'être en retard sur la puissance technique, et c'est la catastrophe.
– Oh! en voilà un argument!
– Il est à craindre que nous ne l'entendions de plus en plus souvent, dit père.
– Ce que je voulais dire, précisai-je, c'est que tu te contredis. D'abord tu déclares que pour engendrer un progrès technique nous devons cultiver une morale sexuelle, et ensuite que nous avons besoin de cette morale sexuelle pour maîtriser le progrès technique. Choisis pour quoi tu plaides.
– Pour les deux, dit père. L'alternative dialectique est une méthode scientifique parfaitement respectable. Mais il suffit. D'une façon ou d'une autre vous ferez ce que je vous dis, un point c'est tout.
– En attendant, p'pa, dis-je avec ironie, pendant que tu nous envoies dans la brousse devenir exogames et civilisés, toi tu pourras te payer toutes les femmes à la maison. Si ce n'est pas un retour au père primitif de horde qui jalouse ses fils grandis, je me demande ce que c'est.
– Ernest, dit père d'un ton désapprobateur, tu fais là une remarque tout à fait déplacée. J'aurais pu en effet, si j'avais voulu, jouer au père noble de horde ancienne manière, et vous flanquer dehors tous cul par-dessus tête. Au lieu de cela, que fais-je? Je vous amène à odeur de nez d'une… euh… volée de jeunes personnes tout à fait ravissantes. Au surplus, chacun sait que les femmes n'occupent pas ma pensée: elles lassent terriblement vite et se ressemblent trop. Sans compter qu'abondance de nu finit par être insipide. Non que je veuille rien dire contre vos chères mères. Pas un mot. Mais j'ai plutôt la tête, en fait, aux questions scientifiques.
– Mais, p'pa, dit Alexandre, qui s'était tu jusque-là, comment est-ce que nous allons faire? Je veux dire pour prendre les filles de par là-bas?
– Eh bien, dit père sur un ton incertain, en les courtisant, je suppose. Faites comme les animaux: gonflez vos poitrines comme les ramiers, ou bien vos joues comme les crapauds-buffles, ou bien faites virer vos fesses au vermillon, ou quelquechose comme ça.
– C'est commode! se plaignit Alexandre. Et puis je suis trop timide.
– Vous trouverez, dit père. Voilà déjà de quoi faire marcher vos cervelles. Vous ne voudriez pas, quand même, que ce soit moi qui résolve toutes vos difficultés, non? Bon. Quand vous serez tous accouplés, vous pourrez me ramener vos filles au bercail. Au lieu de horde, nous serons une tribu. Premier progrès. Et maintenant allez, ouste! Toi, Oswald, mon cher, n'essaye pas de me suivre à la trace. Je connais toutes tes ruses, elles sont de première force, mais il y a quarante ans que je suis dans le métier. Je te préviens: aussi sûr que je m'appelle Edouard, je te passe ma lance à travers l'estomac. Et maintenant, allez!
10
Avec un peu d'audace, nous aurions pu nous ruer sur papa et lui faire un sort. Mais il aurait sûrement descendu l'un de nous, probablement même deux, avant que nous eussions pu l'atteindre. C'est pourquoi, sous la menace des deux puissantes lances, nous reculâmes grondant et jurant, et puis, quand nous fûmes hors de portée, nous nous esquivâmes furtivement pour filer vers le sud.
Nous courûmes ainsi une lieue ou deux, puis Oswald nous fit arrêter. C'était l'aîné, nous l'avions accepté tacitement pour chef.
– Ecoutez, frérots, nous dit-il. Foncer au petit bonheur ne nous avance pas. Dressons et discutons un plan d'attaque. Au diable soit le vieux, il nous faut aller jusqu'au bout. Tels que je les renifle, ces gens-là sont encore à quatre ou cinq lieues d'ici. Savoir à quoi ils ressemblent et ce qu'ils mijotent! Des fois qu'ils nous tomberaient dessus au cours d'une partie de chasse, ils pourraient bien nous prendre pour une bande de singes et nous faire notre affaire.
– Oh! par exemple! protesta Tobie.
– Tout dépend de celui qu'ils verraient en pre mier, grogna Oswald. Ce serait idiot de courir des risques.
– Tu as raison, frérot, dis-je, s'ils nous ressemblent le moins du monde, ils commenceront par nous embrocher et nous poseront des questions ensuite. Il faut les approcher avec une extrême prudence. Tu proposes quelque chose?
– Primo, il faut nous armer, dit Oswald. Le vieux nous a pris nos javelots, mas il nous a laissé nos grattoirs. Cherchons du bois et taillons-nous des lances. Peut-être aussi quelques massues.
– Et pourquoi faire? dit Alexandre. Pourquoi ne pas aller les trouver, tout simplement, et leur expliquer gentiment la chose? Nous venons faire la cour, pas la chasse.
– C'est du pareil au même, dit Oswald sèchement.
– En effet, approuvai-je. Il faut nous approcher le plus possible sans être vus, et voir de quoi il retourne. Ils sont peut-être bien quarante, et nous sommes quatre. Je propose, s'ils sont en marche, de les suivre à la trace et de nous emparer des traînards. Ou bien de leur tomber dessus pendant la nuit, et d'emporter chacun une fille, comme les hyènes.
– Moi, je trouve, dit Alexandre, que c'est une façon peu délicate de gagner l'affection d'une demoiselle.
– Ernest a raison, trancha Oswald. Tu ne penses tout de même pas qu'ils vont nous les donner, leurs femmes? L'idée ne les ravira pas du tout. Ils ne sont pas assez fous pour croire qu'ils ne peuvent pas s'accoupler entre eux!
Nous commençâmes à fourbir nos armes. Alexandre dit tout à coup:
– Est-ce que nous leur plairons seulement, à ces filles?
– On leur plaira, t'en fais pas, dit Oswald farouchement en taillant à grands coups la pomme d'une matraque.
Quand nous fûmes équipés, nous avançâmes de nouveau prudemment sous le vent, pour éviter d'être reniflés, et nous campâmes encore à distance. A l'aube, profitant de la brume, nous rampâmes jusque sur une falaise assez basse qui devait, pensions-nous, surplomber l'habitat de la horde. Quand la brume se leva, elle était en effet sous nos pieds.
C'était sur la rive d'un de ces nombreux lacs pleins à ras bord, qui arrosent l'Afrique de l'Ethiopie jusqu'au Zambèze. Sa surface d'un bleu ardoise s'étalait jusqu'à l'horizon. Une chaîne de volcans, sur ses bords, salissait le pâle azur du ciel de ses panaches de fumée grise. Mais nulle autre fumée ne relevait le défi, dans la colonie à nos pieds.
Elle occupait, entre des marais couverts de papyrus et d'herbes hautes, un promontoire criblé de cavités creusées dans le calcaire, dont quelques-unes étaient sommairement recouvertes, en guise de toit, de rameaux de bambou, de palmier. De-ci de-là, nous distinguions quelques silhouettes brunes accroupies sur le sol, et n'eût été le «suip'-suip'«du silex heurtant le silex, nous les eussions prises pour des chimpanzés.
– Ni feu ni caverne, dit Oswald dégoûté.
– Et pas la moindre idée, s'exclama Tobie, de la bonne façon de traiter le silex: écoutez-moi ça!
– Et voilà le milieu où l'on veut que nous prenions femme! m'insurgeai-je, avec une amertume renouvelée contre mon père. Sélection naturelle de mes deux, oui!