Avec le jour croissant, la misère de ce taudis paléolithique se faisait encore plus apparente. Mais Alexandre dit: «Ce n'est peut-être pas aussi pitoyable que vous croyez: elle me plairait assez, cette mignonne là-bas.» Et en effet, une fille incontestablement bien roulée était sortie d'un de ces abris, et s'avançait vers le lac pour y boire.
– Phacochère! Tu n'as pas tort! s'écria Oswald avec un subit enthousiasme. Regardez-moi ces fesses! Comme un hippopotame! Superbe! s'excitait-il. Oh, oh! qui aurait cru que dans ce bidonville…
– Et en voici une autre, chuchota Alexandre avec ravissement.
Une seconde donzelle, éblouissante dans sa beauté rustique, venait en effet d'apparaître et s'étirait dans l'air matinal, gonflant pour respirer sa somptueuse poitrine. Pendant qu'elle roulait des hanches vers l'abreuvoir, une splendide femelle l'avait suivie, de proportions si éléphantines qu'Oswald put à peine étouffer à temps, sur les lèvres de Tobie, un sifflement admiratif.
– Maîtrise-toi, grogna-t-il, espèce de lémurien! bien que ses propres regards dévorassent quasi- ment cette opulence charnelle.
– Pourquoi? Qu'attendons-nous? dit Tobie fiévreusement. Descendons et prenons-en chacun une.
– Ce qu'on attend? Regarde, dit Oswald.
Il nous montrait ce qui, sans aucun doute, était une silhouette paternelle, subhumaine d'allure, mais gorillesque de muscles et de largeur d'épaules. Et ça vous patrouillait d'un air méfiant, une puissante matraque à la main, et vous reniflant la brise avec des grondements et des grognements dont la signification ne prêtait à aucune méprise: tout galant s'abstenir.
– Oui, je vois, dit Tobie.
Son ardeur s'était refroidie, comme la nôtre, de façon sensible.
– Une attaque de front coûterait trop cher, dit Oswald. Retirons-nous dans un coin tranquille et causons.
Nous confrontâmes nos vues en conseil de guerre.
– Moi, dit Oswald, je vote pour l'attaque de nuit. Nous fonçons dans le noir en imitant les lions, chacun attrape une fille et se débine, avant que leur vieux puisse comprendre de quoi il retourne. Qu'en penses-tu, Ernest?
– Oui…, dis-je après réflexion. Mais peut-être qu'il ne dort que d'un œil, c'est ce que je ferais si j'étais lui, avec toutes ces belles filles à la maison. Et peut-être qu'elles ont des frères. Et s'ils entendent rugir des lions, ils donneront l'alerte. Et puis, supposons même qu'on réussisse. Mais qu'on se trompe dans le noir et qu'on ne ramène que de vieilles rosses?
– C'est vrai, ça ne marche pas, dit Alexandre.
Tobie hochait vigoureusement la tête.
– Bon. Si vous avez mieux…, dit sèchement Oswald.
– Et si nous allions avec des torches? Hasarda Alexandre.
– Bonne idée, convint Oswald. Le feu les terrifiera comme tous les animaux, et nous profiterons de la panique.
– Mais le volcan le plus proche est à trente kilomètres, objectai-je. Ils nous verront revenir et nous perdrons l'effet de surprise. Et s'ils se sauvent, les filles les suivront.
– Alors, qu'est-ce que tu proposes? Si vous continuez tous à débiner toutes les propositions, c'est pas demain la veille que nous aurons des femmes, dit Oswald.
– Voilà, dis-je en traînant: une sorte de projet prenait lentement corps dans mon esprit. M'est avis, vu leur état de sous-développement, qu'ils sont moins chasseurs de viande que collecteurs de nourriture. Donc, ils doivent s'éloigner à bonne distance pour trouver à manger pour tous. Et il y a neuf chances sur dix pour que les femelles les accompagnent. Celles-ci attrapant des rongeurs, des insectes et autres bestioles, pendant que les mâles s'essayent aux antilopes. Nous avons connu ça dans le temps. Ils doivent ainsi se disperser beaucoup; par conséquent, dans mon idée, on partage la région en quatre directions, chacun de nous y suit le groupe qui s'y engage, il attend le temps qu'il faut pour qu'une des filles soit seule, et il la capture et l'emporte. Quand les autres s'en apercevront, probable qu'ils supposeront que c'est un léopard, ça doit leur arriver souvent de perdre un gosse de cette manière. On peut jouer de malchance, bien entendu, mais en nous séparant nous étalons les risques. Ensuite, disons dans un mois, on se donne rendez-vous là où le vieux nous a quittés, et nous rentrons ensemble à la maison. Suffit d'un peu de chance pour que tout aille bien. Ça gaze?
Après une courte discussion, mon projet fut adopté: c'était le plus pratique étant donné les circonstances. La horde n'ayant encore, assurément, aucune idée de l'exogamie, elle ne pourrait soupçonner nos projets, et nous aurions l'avantage de la surprise. Nous avions donc bien des chances de réussir.
Et c'est ainsi que je rencontrai Griselda.
11
– Hello! dit-elle. Vous me semblez avoir bien chaud…
Si j'avais chaud! Je me sentais comme si j'avais couru après cette insupportable donzelle à travers toute l'Afrique en long et en large. L'affaire s'était d'abord déroulée à merveille, réalisant mes prévisions. J'avais suivi la piste d'une équipe vers le nord, direction qui m'était réservée, et attendu que la chance eût séparé du gros de la troupe la fille que je convoitais. Alors, tandis que les autres s'occupaient à dénicher des mangoustes dans les fourmilières, à ramasser des œufs de crocodile ou à chasser singes ou lapins, je me faufilai, caché dans l'herbe, dans l'espace entre elle et eux. Ensuite, grondant à la façon d'un léopard, je la forçai lentement et la poussai de plus en plus vers l'intérieur. Puis, quand enfin elle fut trop éloignée pour appeler son père à la rescousse, je bondis. Je m'attendais à la faire grimper sur un arbre, ou à la rattraper facilement. Mais quand j'atteignis l'endroit où je prévoyais la curée, elle n'y était pas: elle se trouvait au moins cent cinquante pas plus loin, et j'étais un peu essoufflé.
Bon, me dis-je. Elle l'emporte au sprint, je ne suis pas un léopard; mais en course de fond je l'aurai à l'usure. Ma seule crainte, c'était qu'elle ne courût en rond et ne revînt à son point de départ. Aussi devais-je faire de grands efforts pour la rabattre, chaque fois qu'elle me semblait en avoir l'intention. L'aria, c'était qu'elle le faisait toujours quand cela m'astreignait à obliquer par un marécage. A croire qu'elle savait lesquels seraient les plus boueux et les plus infestés de sangsues. Je n'allais pas me laisser abattre par de tels stratagèmes, mais quand je débouchais d'un de ces marais, couvert des pieds à la tête de boue et de sangsues, troquant le cri du léopard pour celui de l'hippopotame, elle fuyait de nouveau et me faisait faire du footing à travers l'herbe haute. Elle courait avec la vitesse et l'endurance d'une autruche, et comme une autruche elle semblait immunisée contre les tiques qui s'attachaient à moi. Mais je ne perdais pas de vue cet arrière-train tout frétillant, et refusais de me laisser dépister.
Elle tentait de le faire en se jetant à l'eau. Si elle courait comme une autruche, elle nageait comme un crocodile. Faisait-elle exprès de les réveiller, les crocodiles, en barbotant bruyamment, tel un gibbon tombé d'un arbre? En tout cas quand je plongeais, moi, ils avaient déjà pas mal d'avance et, faute de la rattraper, ils avaient tendance à s'intéresser à moi. Je n'aurais pas été peu fier du nouveau crawl rapide que j'inventai à l'instant même, si j'avais eu le loisir d'y penser.
A d'autres moments elle me lançait parmi des lions se chauffant au soleil, ou des femelles de machérodes allaitant leurs petits, histoire de me compliquer la poursuite. De préférence, bien entendu, quand il y avait pour elle un arbre à proximité, et rien pour moi. Nous avons passé plusieurs nuits dans des arbres distants de moins de deux cents pas, et je me préparais pour être prêt dès que les lions se lasseraient d'attendre, mais chaque fois elle était descendue et repartie avant moi.
Elle me fît franchir plusieurs montagnes. Dans l'ascension, je l'aurais rattrapée, s'il n'y avait pas eu les cailloux et les roches qu'elle délogeait avec ses pieds dans ses efforts désespérés pour m'échapper et qui me dégringolaient sur la tête – généralement dans un couloir ou une cheminée difficiles. Mais à la descente elle me distançait de nouveau, peut-être parce que j'avais la migraine.