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Du fait qu'elle était toujours la première, elle attrapait tout en courant un lièvre, un hyrax ou un écureuil, de sorte qu'elle déjeunait et soupait. Tandis que quand j'arrivais, moi, plus personne, tout avait fui. Et je devais me contenter de ses restes, généralement indigestes. De sorte que ou bien j'étais affamé, ou bien j'avais la colique.

Plus d'une fois je me demandai si vraiment elle valait toute cette peine. Si même j'avais besoin d'une compagne, de toute manière. Et si, du fait de cette indifférence qu'en somme je découvrais en moi, je n'étais pas plutôt fait pour le célibat. Je ralentissais l'allure. Mais alors la donzelle jaillissait subitement d'un buisson à moins de vingt pas de moi, avec un hurlement de terreur misérable, et l'occasion de lui damer le pion d'un bon coup de gourdin semblait trop bonne pour ne pas reprendre la chasse, mais toujours par quelque ruse habile elle m'échappait de nouveau.

A la longue je finis par avoir marre de toute cette affaire. Je n'avais plus le moindre élan même quand la fille s'emmêlait dans les lianes quasiment à portée de ma main. Si Oswald se montrait capable d'attraper une de ces femelles, je lui dirais «champion». Moi, je tirerais un trait sur ce damné tintouin de faire la cour et tout ce qui s'ensuit, et je rejoindrais les autres, tout seul, au rendez-vous.

Je venais de prendre cette sage décision quand je débouchai, transpirant, titubant, dans une clairière; et là, assise sur le tronc d'un chêne renversé, et peignant avec une arête de poisson sa longue tignasse fauve d'un geste désinvolte, Griselda me souriait.

– On dirait, cher, que je vous ai fait suer, s'inquiéta-t-elle d'un ton compatissant.

– Cette fois, vous ne m'échapperez pas, bredouillai-je abruti et je levai mon gourdin.

– Venez vous asseoir près de moi, dit-elle en tapotant le chêne à côté d'elle, et parlez-moi de vous. Je meurs de tout savoir.

Que faire d'autre? De fatigue, d'ailleurs, les genoux me faisaient mal. Je m'assis et elle posa mon gourdin entre nous, tandis que d'une poignée de mousse je m'essuyais le front.

– Ouf…, soupirai-je.

– Comment vous appelez-vous? dit-elle d'une voix encourageante.

– Ernest.

– Joli nom. Moi, c'est Griselda. C'est stupide mais j'ai des parents romanesques. L'êtes-vous aussi?

– Non.

– Que si, ou bien vous n'auriez pas couru si longtemps. J'ai fait tous mes efforts pour échapper, convenez-en, mais je n'ai simplement pas pu. Dix jours entiers que vous me poursuivez.

– Onze, dis-je. Presque douze.

– Vrai? Comme le temps passe quand on ne s'ennuie pas. Ça vous a plu aussi?

– Euh… oui, beaucoup, merci, bredouillai-je.

– Je savais bien qu'on s'entendrait, Ernest.

– Oh, vraiment?

Elle enlaça ses deux pieds de ses mains.

– Oui, j'ai tout de suite vu que vous étiez… si peu commun, tellement… différent, dit-elle.

– Mais quand ça? demandai-je, intrigué malgré moi.

– Mais quand vous étiez là-haut tous les quatre, sur la falaise, à nous lorgner mes sœurs et moi. C'était très inconvenant, papa était furieux. Pas de manières, ces jeunes d'aujourd'hui, disait-il. Défense de vous parler avant qu'il ne l'eût fait lui-même.

– Ainsi, vous nous aviez reniflés, dis-je lourdement. Et vous saviez pourquoi nous étions venus?

– Oh, ça se devinait, non? Nous étions toutes si excitées!

– Ah, excitées, vraiment? dis-je d'une voix brève.

– Nous recevons si peu, dans ce bled, soupirat-elle. Père nous tient à l'œil, et il ne voulait plus que nous sortions avant qu'il ne vous ait chassés et abattus. Heureusement qu'il se remet tout juste d'un gros accident, une collision de plein fouet avec un rhinocéros, ils ne regardaient pas la route. Père en a souffert dans son flair et il est devenu un peu astigmate, en plus.

– Et le rhinocéros?

– On l'a mangé. Nous avons persuadé papa qu'en le voyant vous aviez fui. Il est très fier de son aspect, mais c'est une crème pour qui le connaît bien. Ainsi nous avons pu partir pour la chasse comme d'habitude. Et puis vous m'avez trouvée, poursuivie sans aucune pitié, soupira-t-elle, et me voici, dit-elle d'un ton soumis, en baissant les veux.

– Griselda, dis-je, tirons la chose au clair. Ainsi, quand je grondais comme un lion ou un hippopotame, vous saviez que c'était moi?

– Je reconnaîtrais votre voix n'importe où, Ernest.

– Vous n'aviez donc pas la moindre peur, et quand vous m'obligiez à traverser les marais, les fleuves pleins de crocodiles, les forêts et les montagnes comme un hybride d'autruche, de canard et de chèvre…

– Oh! chéri, quel flatteur vous êtes!

– … Vous n'aviez pas la moindre intention de me semer? dis-je plein de rage.

– Mais, cher, protesta-t-elle, et ma pudeur? Et puis, je voulais tellement vous faire plaisir!

– A moi! tempêtai-je. Vous êtes une fille abominable! Vous m'avez honteusement fait cavaler! Je me demande ce que j'ai pu renifler en vous qui m'ait attaché à vos pas. Mais j'en ai fini avec vous, vous m'entendez? Vous me faites horreur!

Les grands yeux sombres de Griselda, pareils à ces étangs où guettent les crocodiles, s'emplirent lentement de larmes.

– Je… voulais… seulement… être… gentille…

Je me levai.

– Adieu, dis-je. Vous retrouverez votre chemin toute seule. Ne comptez plus sur moi pour vous capturer.

– Mais c'est fait! dit-elle en étendant la main comme une aveugle. Nous sommes un couple, à présent.

– Rien de la sorte! protestai-je, interloqué par cette idée. Je ne vous ai pas capturée le moins du monde, vous êtes libre. Adieu, vous dis-je.

– Mais je serais déshonorée! dit-elle en larmes. Vous ne pouvez pas rompre votre promesse après m'avoir poursuivie tout ce temps! Si vous me quittez, j'en mourrai!

– Foutaise! lançai-je, mais j'étais curieusement remué, au-dedans. Adieu, et sans esprit de retour.

J'attendais qu'elle dît quelque chose, admît que je ne l'avais pas capturée et qu'elle allait rentrer chez elle. Mais elle ne faisait que sangloter.

Je m'en fus à grands pas rageurs vers la forêt. J'oubliai complètement d'emporter mon gourdin.

12

Déjà la nuit tombait, mais j'étais trop en rage pour m'en apercevoir. Cette Griselda! Ce mélange de ruse et de coquinerie, de cynisme, de cruauté! L'impudence de son dernier prétexte: capturée, vraiment! Et puis ces larmes féminines pour obtenir par la pitié ce que son stratagème de lionne en chaleur n'avait pu s'arroger. Ignoble. Avais-je pu songer une seconde à faire d'une telle femme la mère de mes enfants?

Qu'elle fût alerte, soit. Elle m'avait battu, moi un mâle, à la course – en trichant, bien entendu. Mais dans la fuite, il faut admettre que tous les moyens sont permis, et Griselda, en faisant profiter ses enfants de ses dons, les doterait assurément d'une plus grande aptitude à survivre. D'autre part il fallait admettre qu'elle disait vrai, quand elle se lamentait de ne plus pouvoir reparaître devant son père: le vieux était visiblement aussi jaloux qu'un père de horde peut l'être, et ne serait pas content du tout de cette fugue à travers le Kenya, le Tanganyika et probablement le Nyasaland, avec un jeune homme des cavernes aux talons. Oh! Elle n'en mourrait pas! Elle pourrait courir un bout de temps avec un troupeau de girafes, et se faire capturer plus tôt ou plus tard par un autre pithécanthrope.

Je m'étais un peu calmé, et maintenant je me demandais si c'était bien là ce que je voulais. N'était-ce pas en somme un peu dommage, après avoir couru tout ce chemin, d'abandonner en arrivant au but? Certes, elle m'avait indignement traité, mais je ne pouvais douter de son estime admirative. Sans doute fallait-il, d'ailleurs, tenir compte de sa mauvaise éducation. Comment, dans son bidonville près du lac, aurait-elle pu apprendre les bonnes manières d'un milieu plus décent? Chez nous, elle s'amenderait. Elle trouverait que toute ma famille était bien au-dessus d'elle, elle perdrait une bonne part de son obstination, elle éprouverait à mon égard une crainte respectueuse. Assurément il me faudrait la battre souvent et fermement, mais si je m'y prenais à temps, et retournais dès maintenant lui donner une volée de bois vert…