Mais non. Revenir sur mes pas, ce serait reconnaître que j'avais eu tort, et cette fille impossible en tirerait avantage pour se flatter de m'avoir eu, en fin de compte. Ah! cela, non! Qu'elle aille se faire pendre! Evidemment, elle présentait bien, toute la horde aurait dû en convenir, p'pa en serait tout démonté, et puisqu'il tenait Elsa à l'écart, je ferais pareil avec Griselda. Je lui en ferais voir, de l'exogamie!
Il faisait tout à fait noir maintenant, et la lune n'était pas levée. Plongé dans mes pensées, je n'avais pas pris garde au vacarme croissant, dont s'emplissait la jungle, et qui maintenant était à son comble. Grenouilles et crapauds rivalisaient dans les marais à qui couvrirait la voix des autres. Mouches et libellules fendaient l'air dans un crissement strident. L'ululement des chouettes répondait à celui des hyrax. Le léopard toussait dans les sous-bois, et le rire hystérique des hyènes sanglotait dans les arbres où les singes poursuivis hurlaient. Dans les clairières, les lions chassaient en rugissant, et vingt mille sabots en fuite faisaient trembler la terre. Le grognement sinistre des crocodiles et des hippopotames montait des fleuves et des étangs. Le barrissement aigu des éléphants précédait le crépitement des racines brisées, les cris sans nombre des bêtes de toutes sortes dans le feuillage des arbres qu'ils arrachaient avec leur trompe. Chacun poursuivait chacun afin de lui prouver qu'il était bien de l'espèce dominante, et tout à coup je m'aperçus que j'étais, moi aussi, poursuivi… et que j'avais oublié mon gourdin.
Je fis volte-face et détalai. Même Griselda n'eût pu me rattraper. Je bondissais par-dessus les buissons, les rivières, volais audacieusement de branche en branche, de liane en liane, me demandant si je devais ou non me réfugier à la cime d'un arbre: un grand félin, j'en serais à l'abri, mais un chat plus petit me rejoindrait sans mal, et là, à vingt mètres du sol, je n'aurais que mes doigts et mes mâchoires contre ses griffes et ses dents. Pourtant si je restais au sol, je serais vite rejoint, dans l'eau il y avait les crocodiles, en attendant, je filais d'une telle vitesse que mes talons me donnaient la fessée, et je sentais mon cœur près d'éclater, et ma gorge s'étranglait de sanglots. Je sentais que mon poursuivant était tout proche derrière moi, et devant s'ouvrait une clairière, et je savais que c'était la fin, que c'était l'endroit idéal pour me sauter dessus. Mais comment m'arrêter? Et d'ailleurs la vitesse acquise me projetait en plein clair de lune, où j'allais faire une cible parfaite. J'entendis le grand chat s'arrêter, se ramasser, bondir. Dans mon élan désespéré, mes yeux s'emplirent d'une lueur de sang, et déjà je sentais une douzaine de griffes m'entrer dans les épaules, l'énorme masse à l'odeur puissante m'écraser à terre, quand il y eut un «paf!» d'une violence extrême, et le bruit sourd d'une lourde chute sur le sol derrière moi. Je me sentis soudain d'une incroyable légèreté, mais il me fallut un bon moment pour pouvoir ralentir, et regarder par-dessus mon épaule. Et alors je vis un léopard étalé dans l'herbe, et au-dessus de lui un pithécanthrope faisait tournoyer mon gourdin ensanglanté, et «clac! clac!» d'une main experte la cervelle jaillit, avant que le grand chat n'eût pu se reprendre du coup terrible qui l'avait assommé en plein bond.
– Griselda! haletai-je.
– Ernest! répondit-elle. Oh! chéri, je savais bien que tu reviendrais! Mais comme tu as chaud, tu as dû courir joliment vite! N'importe, le dîner est prêt: viens, tu dois avoir faim?
Bien entendu, j'aurais dû lui donner sa raclée sur-le-champ. Seulement, d'abord, j'étais très essoufflé. De plus, c'était bien vrai que j'avais faim. Et puis, c'était elle qui tenait le gourdin. Aussi décidai-je de remettre les tendresses à plus tard. Les chacals et les hyènes ne tarderaient pas à rappliquer, attirés par cette odeur de mort subite, il fallait prendre les devants. Nous liquidâmes le léopard. Mais un si grand repas après de tels efforts, cela bon gré mal gré prédispose à dormir, et je tombai dans un sommeil incoercible au pied d'un mimosa, sous la garde de Griselda et du gourdin.
Quelques heures plus tard, je m'éveillai frais et dispos. La lune se couchait derrière les hautes montagnes, mais tout encore était baigné d'argent. Griselda était assise sur le tronc d'arbre, et regardait pensivement le dernier vautour qui finissait de nettoyer les os blafards de la carcasse. Mais ce qui me fit bondir sur mes pieds, ce fut de voir avec quelle élégance elle avait enroulé ses longs cheveux à la mandibule du léopard, dont elle avait avec raffinement lové la queue autour de son cou, la faisant pendre entre les seins avec une coquetterie consommée.
– Arrouhâ! criai-je d'une voix tonnante. Maintenant je te capture, ô Griselda!
13
L'amour! Son ivresse! Je maintiendrai toujours, si futile que fût en inventions et en développements culturels le moyen pléistocène, qu'une des plus grandes découvertes de ce temps, ce fut l'amour. Ça me prit, à l'époque, absolument au dépourvu. En un instant, je fus une créature aussi neuve, aussi fraîche, aussi souple, aussi joyeuse et libre qu'un serpent qui vient de changer de peau. Une libellule aux ailes radieuses après sa longue nuit de chrysalide. Je m'excuse de ces métaphores passablement usées, mais les nouvelles générations n'ont pas connu la merveille insouciante de cette première extase. La jeunesse d'aujourd'hui s'en est trop fait conter, elle sait à quoi s'attendre et elle attend monts et merveilles. Mais moi, personne ne m'avait prévenu. J'étais un nouveau-né. Aussi, quelle métamorphose! Quel privilège insigne, que d'être le tout premier à vivre une nouvelle expérience humaine! Et quand, cette expérience, c'est l'amour, imaginez-vous cela? A présent, l'amour est devenu une sorte de routine, une marchandise de seconde main, même si les jeunes y trouvent encore une humble joie quand ils le découvrent au sommet d'une montagne, au cœur de la forêt ou sur le bord d'un lac, il a pris sa place nécessaire dans le processus évolutionnaire – mais, ah! quand à peine il venait d'éclore pour la première fois!
J'étais trop occupé sur le moment pour éprouver le désir, avoir la force d'analyser la chose. Mais, rétrospectivement, je reconnais que c'est père, lorsqu'il nous imposa notre premier refoulement à des fins qu'il croyait purement sociologiques, qui fut involontairement à l'origine de cette éclosion. En entravant nos inclinations les plus faciles, il nous offrit en prime, sans le savoir, ce banquet de sensations inouïes, de fascinantes délices. Non que nous fussions le moins du monde refoulés, Griselda et moi, tandis que nous nous pavanions par toute la nature, que nous la traitions partout en chambre nuptiale, tant nous nous sentions souverains absolus de ces nouveaux domaines en nous. Et comme si nous n'avions été jusque-là que deux moitiés de créature au fragile épiderme, dont les faiblesses réunies eussent produit le maître de la terre, nous nous sentions invincibles, invulnérables.
Nous allions rire au nez des lions dans leur tanière; nous culbutions la panthère endormie et lui tordions la queue; nous nous servions, comme des pierres de gué, du dos des crocodiles et des hippopotames abasourdis pour franchir les eaux peu profondes; nous remontions les cataractes avec la truite et le poisson-tigre, et dévalions les rapides avec l'anguille; nous jouions à cloche-pied avec les échassiers, à chat-perché avec les éléphants, nous enfilions sur la corne des rhinocéros dégoûtés des anneaux de volubilis, nous enrubannions de jasmin, qui flottait dans le vent en joyeux serpentins, les ramures des cerfs, qui en caracolaient de surprise; nous faisions tourbillonner les singes dans des rondes et des farandoles, avant qu'ils ne comprissent qui étaient parmi eux. Pour les cheveux de Griselda je dérobais à l'autruche, à l'aigrette, à l'oiseau de paradis et à mille autres encore, leurs plumes émaillées; et je m'affublais comme d'un casque grotesque de la moitié d'un œuf d'aepyornis. Nous riions à perdre haleine à travers la brousse et la jungle, et les grands lacs envoyaient les ondes de ces rires heureux jusqu'aux montagnes, d'où l'écho rebondissait jusqu'aux plaines. Oh, quelle frairie, quelle fête colossale ce fut là! Bien qu'une fois ou deux peut-être, nous eussions failli dépasser les bornes.