Un jour que tout le monde était à la chasse, sauf mère et les bébés, il s'était ligoté lui-même à une grosse bûche, et mère, dans la pénombre, n'y avait pris garde en mettant la bûche sur le feu.
– C'est ce qu'elle dit, grogna William.
– Ainsi Bobosse fut brûlé vif, dit père. Mais en quoi votre mère s'est montrée plus que brillante, c'est qu'elle ne l'a retiré du feu ni trop tôt ni trop tard, et qu'elle a deviné qu'il serait meilleur à manger s'il n'était ni trop cru, ni trop consumé. Exemple remarquable de pensée intuitive, tranchant dans un éclair au cœur même du problème: synthèse instantanée d'un faisceau d'idées éparses, que l'encéphale d'un singe ordinaire serait absolument inadéquat à…
– Mais, maman, demandai-je, qu'est-ce qui t'a fait penser que du cochon brûlé serait bon à manger?
– C'est un peu bête, vois-tu, dit mère. Je me faisais du souci pour papa, qui se plaint souvent, maintenant, d'acidités, surtout après de l'éléphant pas assez mortifié; et puis, quand le pauvre goret de William a commencé à grésiller, ça m'a rappelé la drôle d'odeur d'oncle Vania quand il s'était brûlé au talon sur la braise, et celle de tante Pam quand elle s'était assise dessus, et combien mortifiée leur chair s'était trouvée aux endroits brûlés. Et voilà.
C'était donc tout ça, pensai-je, que l'odeur du rôti nous avait paru à tous si familière.
– C'est du génie, dit père avec un profond respect. Du pur génie. Un pas incalculable pour toute l'espèce. Les possibilités sont prodigieuses.
– Est-ce qu'on peut cuisiner d'autres viandes que du cochon ou de l'antilope? demanda Oswald.
– Toutes! s'écria père plein d'euphorie. Plus l'animal est grand, plus il faut un grand feu, c'est tout. Qu'on m'apporte un mammouth et je me charge de le rôtir.
– D'accord, j'en apporterai un, dit Oswald.
– Fais-le, dit père, et nous aurons une grande fête de horde. De toute manière il faut en faire une, un énorme gueuleton, tu vois ça, avec discours après dîner. Oui, dit-il en nous regardant d'un drôle d'air, il y aura sûrement un discours, vous n'y échapperez pas.
Oswald échafauda sur-le-champ des plans pour une chasse de grande envergure. Dans les jours qui suivirent, je remarquai que père se reposait pour toutes choses sur lui, et passait le plus clair de son temps avec Tobie, dans la brousse, d'où ils ne revenaient qu'aux heures de repas, gardant un silence mystérieux.
Mais je me chagrinais d'Eisa. Elle avait changé. Quand j'avais parlé d'elle à Griselda, pendant la lune de miel, celle-ci m'avait dit: «Je suis sûre que nous serons grandes amies.» De sorte qu'il m'était venu à l'esprit que nous pourrions bien vivre ensemble tous les trois, quoi qu'en dise papa, et fonder sous ma loi une fameuse horde. Les chimpanzés ont bien un harem. D'emblée, d'ail leurs, Elsa et Griselda s'étaient beaucoup plu. Toujours fourrées ensemble, Griselda montrait à Elsa comment s'orner le cou de peaux de bêtes et les cheveux d'arêtes de poissons et d'orchidées, en retour Elsa lui enseignait la cuisine. Mais moi, dans tout ça, j'étais mis à l'écart. Quand je m'approchais d'elle pour lui parler, Elsa me rabrouait: «Laisse-moi tranquille, Ernest. Je suis occupée, tu vois bien.» Ou bien, quand je lui donnais les rognons grillés que j'avais trouvés dans ma portiond'agneau, elle les repassait aux enfants, ou même à Griselda en disant: «Tu devrais apprendre à Ernest comment se tenir à table.» C'était d'autant plus mortifiant qu'Eisa était devenue entre-temps une jeune femme ravissante, presque aussi généreuse en rondeurs et couleurs que Griselda.
Quant à père, il avait une façon de s'affairer autour d'elles qui m'exaspérait. Quand il rentrait, très las, parfois découragé, de ses expéditions secrètes avec Tobie, il ne se plaisait qu'en leur compagnie. On les entendait rire tous les trois. A plusieurs reprises je tombai sur papa se promenant en sandwich entre elles deux, les tenant l'une et l'autre par la taille. Il ne montrait aucune confusion.
– Eh! tu vois, criait-il, ton vieux papa peut encore décrocher une paire de jolies filles!
– Je croyais, répliquais-je fraîchement, que tes intérêts étaient purement scientifiques.
Je ne comprenais pas pourquoi il semblait trouver la situation merveilleusement drôle. Quand ensuite je me plaignais à Griselda, elle frottait son nez contre le mien.
– T'en fais pas, vilain jaloux. Je cultive ta famille. Mais c'est toi seul que j'aime, va, et que je garde.
Mais j'étais quand même malheureux.
Les repas cuisinés, pris aux heures régulières, changeaient considérablement notre vie, nous nous en aperçûmes. Le temps perdu naguère à mastiquer, Oswald l'employait à présent à faire des plans de chasse, père des expériences, et moi de l'introspection. C'était bouleversant d'observer la quantité de choses qui se déroulait derrière le front, au-dessus des mâchoires, indépendamment de celles qui se passaient devant mes yeux. A tel point que, quand je dormais, ces événements intérieurs ne cessaient pas, se faisaient même plus vifs et plus nombreux. Toutefois j'en perdais le contrôle, et ils devenaient comme un reflet sur la surface d'un lac, une étrange image de ce monde extérieur dans lequel se mouvaient mes membres. Et pourtant, dans le monde nocturne, j'avais aussi un corps. Un corps fantomatique qui parfois filait à cent à l'heure à travers la jungle, d'autres fois était collé au sol quand désespérément je voulais fuir devant un léopard. Rêveries? Facile à dire, mais pas à effacer: c'était d'une réalité tout aussi consistante que mon coup-de-poing de silex, et si imprévisible, si effrayant que fût le monde extérieur, celui de l'intérieur l'était encore plus.
Par exemple, une nuit, je fus poursuivi par un lion pendant des heures. Quand je fus aux abois, je lançai mon javelot – devenu plus léger qu'un roseau. Pourtant il embrocha le lion comme il l'eût fait du gibbon rôti que j'avais mangé à souper, et d'ailleurs, étrangement, le lion était le gibbon aussi. Sur quoi, bien que mort, il me disait gaiement: «Enfin, Ernest, tu as fait quelque chose pour l'espèce! Tu as supplanté l'animal-potentat; les possibilités sont prodigieuses. Bien exploitées, elles mèneront la subhumanité aux branches les plus hautes de l'arbre évolutionnaire. Alléluia! Alléluia! Mes yeux auront vu venir la fin du pléistocène!»
Je m'éveillai sous les étoiles, tremblant de sueur, cette voix familière encore dans mes oreilles. Depuis ce rire j'évite de manger du gibbon.
16
Oswald nous dit que ses plans de campagne étaient prêts. La veille au soir il était revenu d'une vaste opération de reconnaissance, et nous avait informés qu'une importante colonne de mammouths, d'éléphants, de bisons et de buffles, couverte par une avant-garde de grands ongulés rapides, faisait mouvement dans notre direction; et que, selon lui, elle se trouverait au matin dans une bonne position pour être attaquée. Le lendemain à l'aube, toute la horde s'ébranla, laissant mère et tante Gudule veiller sur les enfants trop jeunes pour porter les armes. Père, laissant à Oswald la responsabilité et le commandement, s'était mis sous ses ordres et le secondait avec compétence. Oswald déploya le gros de ses forces sous le vent de l'ennemi, de façon à former une sorte de nasse où celui-ci viendrait se faire mettre en pièces. Un petit détachement, formé surtout de femmes, tournant les troupes adverses dans une marche forcée à travers la brousse, devait tomber sur leurs arrières, moyennant grands bruits et hurlements, les pousser dans le piège tendu. Les enfants faisaient la liaison: à mesure que chaque détachement se mettait en position, ils venaient en informer le poste de commandement. Oswald, avec son état-major, s'était installé au sommet d'une colline, d'où il pouvait contrôler les opérations et dépêcher des renforts aux chasseurs en difficulté.