– Mais c'est là que sont toutes les cavernes! s'exclama Tobie. Comment les as-tu obtenues?
– C'est pourri d'ours troglodytes, dit père hilare. Il a beaucoup insisté pour que ce soit nous qui les prenions. Eux, ils ont quelques petits abris rocheux à une lieue d'ici, qui n'empêchent pas les léopards de chiper les bébés. Je ne leur ai pas dit que nous savions nous débrouiller avec les ours, bien entendu.
– Bon travail, approuvai-je.
– Assez bon, dit père. Le fait est qu'il est persuadé que c'est lui qui m'a possédé. Article quatre: en dehors de la chasse, les hordes seront amies, libres de poursuivre à leur façon chacune son évolution, elles s'entre-apparieront de façon exogame, et dans tous les domaines travailleront de concert au profit de la paix, du progrès et de leur prospérité mutuelle. Il faut toujours finir ce genre de choses sur quelques mots ronflants. Et voilà.
– Eh bien, et l'article cinq? dit Griselda. Ou bien est-ce peut-être une convention secrète?
– L'article cinq? Que veux-tu dire? Demanda père.
– Celui, dit Griselda, qui précise qu'en contre-partie de tout ce qui précède, la horde qui sait faire le feu en passera le secret à celle qui ne le sait pas?
– Ce n'est pas inclus dans le traité, dit père. Mais c'était une question d'équité que…
– Tu le leur as donné! explosai-je. Cette fumée révélatrice! Et nous qui avions été assez idiots pour croire que père était en danger! Et sans nous le demander! criai-je. Pas étonnant alors que tu aies obtenu un bon traité. Toi, toi… tu as… tu as…
– Je ne t'ai pas consulté, en effet, dit père avec le plus grand calme. Mais tu dois comprendre sans mal que, dans la situation où nous étions, c'était bien de la chance que nous eussions quelque chose à marchander.
– Je n'en crois rien! hurlai-je. Tu pouvais obtenir tout cela à meilleur prix. Maintenant ils vont accéder au même niveau que nous! Mais c'est cela que tu voulais, hein? Tu le leur aurais donné de toute façon, tu avais envie de le leur donner, hein?
– J'y étais obligé, dit père.
– Comment le savoir? siffla Griselda. Etions-nous même réellement en péril? Qui sait si vous n'avez pas manigancé toute l'affaire, au moins pour une grande part?
Père haussa les épaules.
– Allons, dit-il, ne vous conduisez pas comme des idiots. Une chose comme celle-là, vous ne l'étoufferez pas. Le feu sera de toute façon le lieu commun de la prochaine génération, qu'on le lui donne ou non. Pensez donc plutôt à quelque chose de neuf, qui ne sera pas un lieu commun. C'est ainsi seulement qu'on progresse.
– Tu nous as dépouillé de notre patrimoine, dis-je obstinément. Tu as remis entre les mains d'un peuple primitif une puissance mortelle. Tu as…
– Tu es sûr, dit mère, qu'ils sauront s'en servir sans danger?
Absolument, dit père avec gravité. Je leur ai fourni en détail toutes les instructions nécessaires. A mes conditions, bien entendu: la meilleure chasse de toute l'Afrique. Si nous allions chasser? Je suis mort de faim.
21
Ainsi père nous avait une fois de plus damé le pion. Mais qu'y faire? La chasse était excellente et les cavernes étaient aussi confortables qu'on le pouvait souhaiter: nous en avions pris tout un étage bien exposé plein sud, avec du soleil toute la journée. Mais moi, j'étais exaspéré de voir que nos voisins, cette racaille, faisaient maintenant des feux partout, allant jusqu'à se permettre de nous rendre visite pour échanger des recettes de méchoui ou de chiche-kebab «à la manière du chef», voire de nous inviter à partager leur barbecue. Père prétendait que c'étaient des gens très plaisants, et quand ils eurent mis le feu aux trois quarts de leurs pâturages, il fît un geste nonchalant de la main et dit allègrement qu'il pouvait se produire des erreurs «même dans les meilleures familles». U insista pour que nous leur accordions un permis de chasse d'un an, et les invitations à venir courir le fennec sur nos terres. Bref, à aucun moment il ne fit preuve du moindre tact à l'égard d'une horde comme la nôtre qui avait à maintenir son rang.
Griselda en souffrait, et elle en ressentait de l'amertume. Elle avait fini par se persuader que nos ennuis avec le comité d'accueil lors de notre arrivée avaient été fabriqués de toutes pièces. «Je connais bien ton père et ses manigances», disait-elle sombrement, et quand en effet je pensais à Elsa, j'étais tenté de la croire. Du reste, selon elle, à supposer que nous eussions couru un réel danger, on ne pouvait pas plus mal s'y prendre qu'il n'avait fait. «Si au lieu de leur montrer qu'il ne faut pas être sorcier pour faire le feu, disait-elle, nous leur avions fait croire le contraire, ces pauvres sauvages eussent été bien trop terrifiés pour oser nous attaquer. Ainsi nous aurions solidement établi notre suprématie morale, et résolu du même coup cet irritant problème des aides ménagères: je n'aurais pas à m'appuyer toutes ces corvées, soupira-t-elle, si ces affreuses mégères des bas quartiers devaient s'adresser à moi chaque fois qu'elles ont besoin d'une tranche de gigot.» A plusieurs reprises, elle m'exhorta d'avoir mon père à l'œil. «Méfie-toi, disait-elle, il récidivera. C'est en train de devenir un vrai danger pour toute la horde.» Il me semblait que peut-être elle exagérait, mais pour finir je dus bien reconnaître qu'elle avait raison.
Car peu de temps après que nous eûmes fini d'emménager dans notre nouvelle résidence, père reprit ses expériences. Comme d'habitude, il n'en parlait jamais avant d'avoir réussi, et d'ailleurs des intérêts plus immédiats retenaient notre attention. Tobie avait fondé une manufacture d'outils paléolithiques qui prenait beaucoup d'extension. Une douzaine d'ouvriers qualifiés travaillaient sous son contrôle, et malgré cela, ses bifaces et ses coups-de-poing ovalisés avaient un tel succès à travers toute l'Afrique qu'il ne pouvait suffire à la demande. Alexandre, lui aussi, développait ses décorations intérieures sur une grande échelle. Il avait mis au point toute une nouvelle gamme de pigments ocrés, et je soutenais que ses fresques exerçaient sur la chasse une influence plus efficace que les nouveaux lacets que nous posions pour culbuter le gibier, ou les nouvelles sagaies à pointe de corne avec lesquelles nous les abattions. William, il est vrai, avait moins de chance dans ses tentatives de dresser les chiens pour la chasse. Du moins ses efforts égayaient-ils le train-train quotidien. «Ce sera les chiens ou rien», s'obstinait-il pendant que nous pansions ses membres ensanglantés sous des feuilles d'arum, et tentions de le persuader qu'avec des animaux aussi sauvages son idée était une chimère. «Douceur et fermeté, voilà la méthode. Il n'y en a pas d'autre.»
Grisela avait introduit une façon de porter les peaux de bêtes qui avait un énorme succès chez les femmes. Elles allaient de grotte en grotte et c'étaient des «n'est-ce pas du dernier chic?» ou au contraire des «ce léopard perd sa souplesse» ou «mon singe perd ses poils, que peut-on y faire?» à n'en plus finir. Oswald et moi désapprouvions profondément toutes ces sottises, naturellement, mais il va sans dire que notre opinion ne comptait guère, et quand je l'exprimais je ne faisais que m'attirer toujours la même réponse: «Ne fais pas ton Vania!» Mais nous prévoyions bien à quelles décadences nous conduiraient de telles frivolités. Et de fait, aujourd'hui, si tout jeune gommeux se croit obligé de s'attifer d'une feuille de vigne, où allons-nous?
Ainsi le temps passait, et puis père un beau jour vint me trouver à la maison et dit:
– Viens avec moi, fils. J'ai quelque chose à te montrer.
Il y avait dans sa voix une note de triomphe retenu; et j'en inférai aussitôt que nous allions nous trouver dans un pétrin vraiment sérieux. Nous traversâmes un bon morceau de forêt avant de nous trouver dans une clairière.