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Nous avions, je l'ai déjà dit, un frère encore tout petit, William, mais la bande qui accompagnait père dans ses parties de chasse, c'était toujours Tobie, Alexandre, Oswald et moi-même.

Parmi les filles, ma meilleure copine, c'était Elsa. Nous avions décidé de nous apparier quand nous serions grands. Elle avait l'élégance et la grâce d'une gazelle, et pour la course ou le jet de pierres, elle en eût remontré à beaucoup de garçons. Malheureusement je ne pouvais comprendre, à mesure que nous prenions de l'âge, pourquoi mère lui trouvait toujours quelque chose à faire à la maison au moment même où nous partions. De sorte qu'elle nous accompagnait à la chasse de moins en moins souvent. Elle me disait: «Je dois m'occuper du feu et des bébés, Ernest, mais rapporte-moi quelque chose, tu veux bien?», et il me semblait lire dans ses beaux yeux bruns une sorte de nostal gie. Je lui gardais toujours le meilleur de ce qui me tombait en partage: les yeux, ou l'os à moelle, ou bien une feuille pleine de miel, ou bien un pâté de sauterelles. «Merci, Ernest chéri, je savais que tu penserais à moi», disait-elle, avant de fourrer la friandise entre ses lèvres voluptueuses et purpurines. Ensuite elle me jetait les bras autour du cou, et son plaisir me payait au centuple celui dont je m'étais privé. Je n'imaginais pas que j'en pusse faire autant pour personne.

En plus d'Eisa, nous avions trois autres sœurs: Anne, Alice et Dorine. Quand nous serions adultes, il était entendu qu'Oswald se réserverait Anne, qui était une forte fille bien musclée; qu'Alexandre aurait Dorine, pleine de sentiments maternels à son égard; et que Tobie s'apparierait avec Alice. A quoi bon se compliquer la vie?

4

Une grande nouveauté, grâce au feu, c'était d'avoir de la lumière après le coucher du soleil. Nous jouissions tous les soirs de ce luxe inépuisable. Rassemblés autour de lui à nous détendre et à sucer des os à moelle, nous nous racontions des histoires. Père revenait souvent sur la sienne: son iliade et son odyssée pour ramener le feu dans la vallée. Il parlait sans cesser de tailler la pointe d'un épieu, car on ne le voyait jamais oisif. Petit à petit nous apprîmes ainsi toutes les péripéties.

Il nous rappela d'abord la triste situation dans laquelle nous étions encore quelques jours plus tôt, chassés, traqués par les fauves et les loups presque jusqu'à extinction. Nous perdions des oncles, des tantes, des frères et des sœurs dans ce massacre. C'était l'insuffisance d'ongulés – ânes, zèbres, chevaux – qui obligeait les carnassiers à s'en prendre à nous. La cause de cette raréfaction? Peut-être la sécheresse: les pâturages jaunissaient au soleil. Ou bien quelque épizootie avait-elle décimé le bétail. Toujours est-il que, quand les grands chats commencent à manger de l'homme, ils ont vite fait d'y prendre goût.

Pourquoi, se demandait père, n'avait-il pas conduit son peuple dans des régions moins infestées? Oh, ce n'était pas faute d'y avoir réfléchi. Mais où alors? Vers le nord, à travers les plaines? Les carnassiers seraient nombreux en route, sans compter ceux qui nous auraient suivis, d'où une forte mortalité. Retour aux arbres, comme nous pressait de le faire l'oncle Vania? Malgré ses dires, Vania lui-même y trouvait de moins en moins de quoi nourrir son homme, à plus forte raison toute une horde. De plus, il semblait impensable à père de sacrifier des millénaires d'évolution et d'industrie paléolithique, pour repartir de zéro en pauvres singes arboricoles. Notre grand-père, disait-il, se serait retourné dans sa tombe, laquelle se trouve à l'intérieur d'un crocodile, si son fils avait trahi tout l'effort de sa vie. Non, nous devions rester, et nous servir de notre tête. Il nous fallait trouver un truc pour empêcher les lions de nous manger, et une fois pour toutes. Mais lequel? C'était le problème clé. Telle était la beauté de la pensée logique, disait-iclass="underline" elle vous permet d'éliminer toutes les conjectures, jusqu'à ce qu'il ne reste que la dernière, qui est la bonne.

Il s'était dit: nous craignons les bêtes fauves. Que craignent ces bêtes fauves? D'autres bêtes plus fortes qu'elles. Et ces bêtes les plus fortes? Rien, sauf une chose: le feu. Nous le craignons nous-mêmes, comme tous les animaux. De temps en temps nous le voyons glisser en bouillonnant sur le flanc des montagnes, et faire flamber les forêts. Alors toutes les espèces fuient terrifiées. Nous-mêmes en arrivons à détaler à une telle vitesse que nous rattraperions presque un lion à la course. Et, devant le danger, lions et pithécanthropes deviennent frères. Cela n'arrive pas souvent, mais quand cela se produit, quand une montagne entière explose en flammes et en fumée, chaque bête est prise de panique et court affolée dans toutes les directions. Pas de douleur plus cruelle que celle d'une brûlure, pas de mort plus effrayante que d'être brûlé vif. Du moins cela nous semble ainsi.

Telle était la donnée. Comment donc obtenir un effet comparable à celui d'un volcan, sans pour autant se faire sauter soi-même? Ce qu'en somme père désirait, c'était une sorte de volcan portatif: l'idée lui en était venue, l'avait illuminé une nuit où il guettait derrière la barricade. Mais de la théorie à la pratique, il y a loin. Et une idée, si juste soit-elle, ne vous chassera pas une famille d'ours de sa caverne, le lui expliqueriez-vous en long et en large. Certes, l'élégance de sa théorie réjouissait père, et à bon droit; mais il se rendait compte que s'il se contentait de s'en réjouir, il serait infailliblement mangé avec le reste de la famille.

Poussant plus loin sa réflexion, il lui vint une seconde idée: celle d'aller voir de près comment le feu fonctionnait. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt? Il se maudissait d'avoir attendu, pour y penser, d'être en pleine période de crise. Mais c'était clair que le seul espoir d'avoir un feu restreint et de dimensions familiales, c'était de grimper tout en haut d'un volcan, et d'en écorner un morceau d'une manière ou d'une autre. Espoir presque désespéré, mais la situation aussi était désespérée. Il décida de risquer le tout pour le tout sur cette dernière chance.

Le voici donc en train d'escalader le volcan le plus proche, qui est le Ruwenzori. Il se guidait sur les flammes qui jaillissent de son sommet et, contournant les glaciers au nord, il grimpait dur. La montagne est couverte d'une forêt d'arbres immenses, pour la plupart euphorbes et palissandres, il la traversa aussi vite qu'il le put, moitié au sol, moitié par les branches. La forêt grouillait d'animaux, servals et phacochères, singes, gloutons, écureuils, et des bandes d'oiseaux de tout genre. Mais peu à peu les arbres se faisaient rares, et père se trouva de plus en plus seul. Dessous ses pieds venaient des grondements qui faisaient penser à des lions. Enfin il se trouva dans une sorte de savane désertique, rochers noircis, herbe rare, arbres rabougris. Il y régnait un froid mortel, avec des plaques de neige ici et là, et père s'essoufflait comme si l'air lui manquait, et il était tout à fait seul maintenant, excepté un tétracorne qui volait loin là-bas au-dessus de la cime des arbres, et qui à cette distance paraissait à peine plus grand qu'un aigle. Tremblant de froid sous la bise glaciale, il se brûlait quasiment les pieds sur les rochers trop chauds. Pourtant il avançait, tout en se demandant pourquoi diable il faisait l'idiot sur cette lave solidifiée, crevant de peur à voir se rapprocher les lèvres gercées du cratère tout entouré de fumée noire. Alors lui apparut la folle présomption de son entreprise: aller chercher de quoi griller les moustaches d'un lion en un lieu où les pierres même se consumaient comme du bois mort! Perdant courage, il fut sur le point de rebrousser chemin. Mais, sachant que de rentrer bredouille était aussi futile que de ne pas rentrer du tout, et passionné aussi par le spectacle qu'il avait devant lui, il poussa de l'avant.