— “From Ibiza to the Norfolk Broads”… »
Je le sais : « “Life on Mars”, David Bowie.
— Parfait : essayons quelque chose d’un peu plus actuel : “She’s got cheekbones like geometry and eyes like sin / and she is sexually enlightened by Cosmopolitan[14]…” »
Je le sais, bien sûr, mais je fais semblant de sécher. « “Perfect Skin”, Lloyd Cole and the Commotions ? finis-je par lâcher.
— Bon sang, tu es for-mi-dable. » Bizarrement, elle s’empare de mon bras et nous marchons ainsi dans le couchant, sous les arbres.
« Bon, à toi de jouer, dis-je. Fais de ton pire. »
Je réfléchis un moment, respire un bon coup et dis :
« “I saw two shooting stars last night/I wished on them but they were only satellites/It’s wrong to wish on space hardware ?/ I wish, I wish, I wish you’d care [15] .” »
Mon souhait ne semble pas exorbitant puisqu’elle ne me crache pas dessus. Je devrais pourtant avoir honte de mes manipulations. J’ai honte, d’ailleurs. Mais elle n’y voit rien de pervers. Elle réfléchit un moment avant de répondre : « Billy Bragg : “A New England.”
— Dans le mille !
— C’est beau, hein ?
— Oui. »
Nous marchons sur l’avenue bordée d’arbres et les lampes au sodium de l’éclairage urbain clignotent sur notre passage comme la piste de danse dans le clip Billy Jean de Michael Jackson. J’ai l’impression en ce moment même que nous pourrions figurer sur la photo en noir et blanc qui illustre la couverture années 1970 des Plus belles chansons d’amour jamais écrites, l’album-culte édité par Ronco Compilation. L’herbe est jonchée de feuilles mortes rousses, ocre et or récemment tombées. J’entraîne Alice sur ce tapis en lui suggérant de shooter dedans.
« Vaut mieux pas. Il y a probablement des crottes de chien là-dessous. »
Je suis obligé d’avouer qu’elle a probablement raison.
Elle a tenu mon bras tout du long, jusqu’à Kenwood Manor. J’en déduis que c’est un signe positif et m’enhardis suffisamment pour demander : « Hé, qu’est-ce que tu fais mardi prochain ? »
Seul un œil aussi expérimenté que le mien peut discerner le moment de panique, fugace mais immanquable, qui trouble les traits d’Alice. Elle finit par se taper le menton d’un index moqueur : « Mardi prochain… voyons… » Vite, Alice, mon chou, trouve une excuse, n’importe laquelle.
« Parce que c’est mon dix-neuvième anniversaire, tu vois, dis-je. Le terrible 1-9… » Je me tais juste assez longtemps pour qu’elle tombe dans mon piège.
« Et tu fais une fête ? Oh, j’aimerais tellement venir…
— Une fête, certainement pas. Je ne connais pas encore assez de gens. Mais je pensais que peut-être nous pourrions sortir dîner, ou quelque chose.
— Juste toi et moi ? (Elle émet un petit rire – caustique, sardonique ? C’est pareil ?)
— Oui, juste moi et toi, dis-je.
— Pourquoi pas ? Génial. On va s’a-mu-ser. »
Oui : ce sera génial. Génial et amusant. Je ferai tout pour.
12
QUESTION : Lanugo, vellus et terminal sont des termes utilisés pour décrire les divers stades de croissance de quelle partie du corps humain ?
RÉPONSE : Les cheveux.
Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres car il ne me reste que cette dix-neuvième année avant d’entrer dans l’âge adulte. « Brian Jackson » ne sera plus jamais un teen-ager : il va dîner avec Alice Harbinson, et, à cette occasion, va totalement changer d’image – un cadeau qu’il se fait à lui même, mais aussi à Alice et au reste du monde.
À vrai dire, j’aurais dû le faire depuis longtemps. Nombre d’artistes comme David Bowie et Kate Bush sont novateurs car ils changent constamment d’attitude et d’apparence, alors que moi, je m’encroûte. Je ne compte pas recourir à des extrêmes, me mettre à porter des collants résille, me piquer à l’héroïne, devenir bisexuel ou je ne sais quoi, mais je vais me faire couper les cheveux. Non, pas seulement les couper : styliser ma coupe.
Les cheveux ont toujours été une pomme de discorde à l’école polyvalente de Langley Street ; comme porter du gel coiffant, des mocassins souples, ou se laver la figure : autant de comportements jugés efféminés. Autrement dit, jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu cet aspect mal dégrossi du type dont les cheveux rebiquent sur son col de chemise, lui dégringolent sur le front et semblent lui sortir par les oreilles. Ma coiffure, selon Tone, tenait de la tête de loup.
Mais cela va changer. J’ai repéré le coiffeur où j’irai. Il me plaît : Cutz, un salon unisexe, pas un barbier. Les lieux sont modernes sans être avant-gardistes, masculins, propres, avec des revues de bonne tenue telles que The Face et ID plutôt que les piles d’exemplaires cornés de porno soft du genre Razzle et Mayfair. J’ai parlé hier à un charmant jeune homme aux manières amicales prénommé Sean, qui arborait une coupe en brosse et une boucle d’oreille. Il m’a dit qu’il pouvait me prendre le lendemain à 10 heures.
Nous sommes le lendemain. Ça va me coûter bonbon, mais j’ai le billet de 5 livres que maman m’a envoyé ce matin (fourré dans une carte pliée représentant des footballeurs : Ne le dépense pas tout d’un coup !) et le billet de 5 livres envoyé par Nana Jackson qui paiera le dîner pour deux ce soir ; je me sens donc sophistiqué et fastueux en entrant nonchalamment chez Cutz. Je suis le premier client de la journée. Je m’approche des employés groupés autour du bureau de la réception en train de boire un café et de fumer des Silk Cut.
« J’ai rendez-vous à 10 heures avec Sean. Mon nom est Jackson. »
Ils m’inspectent de pied en cap – vêtements, cheveux – puis détournent les yeux comme s’ils ne voulaient pas se mouiller. Seule la réceptionniste s’occupe de moi, vérifiant que j’ai bien rendez-vous. Je ne vois pas Sean. Où est mon nouvel ami Sean ?
« Il ne travaille pas aujourd’hui, me dit-elle.
— Ah bon…
— Mais Nicky peut s’occuper de vous. Il est apprenti. Ça vous va ? »
Je suis son regard vers un coin où un garçon efflanqué balaie sans enthousiasme les chutes de poils de la veille. C’est lui, Nicky ? Il a l’air d’avoir six ans tout au plus.
« Un apprenti ? dis-je.
— C’est pareil que Sean : juste un peu meilleur marché », m’explique gaiement la réceptionniste, bien consciente qu’elle me pose un problème moral.
Vous savez, dans les westerns, quand les brutes vont au bordel et que le cow-boy en chef doit choisir la fille qui lui plaît – il y en a toujours une sexy, avec un grain de beauté, alors que les autres sont souvent grosses, ou maigres, ou affligées d’une excroissance de chair sur la lèvre, ou d’un œil de verre, ou d’une jambe de bois ; bien entendu, le cow-boy en chef choisit la sexy. Eh bien moi, je ne peux m’empêcher de me soucier des sentiments des autres, les moches. Je sais que se prostituer, c’est mal, mais le haussement d’épaules déçu des laissées-pour-compte quand elles regagnent leur méridienne ou autres sofas prouve que, même si elles préféreraient ne pas avoir de rapports tarifés avec le premier cow-boy venu, elles auraient apprécié d’être choisies. Nicky l’apprenti me regarde avec ces yeux-là. Je ne me sens pas de rejeter Nicky : je vais donc avoir des rapports tarifés avec un cul-de-jatte.
14
« Ses pommettes sont pure géométrie, et ses yeux, un péché / Elle a fait son apprentissage sexuel dans
15
« L’autre nuit j’ai vu deux étoiles filantes / J’ai fait un vœu ; ce n’étaient que deux satellites / C’est mal de supplier les engins spatiaux ? Je voudrais tellement compter pour toi… »