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Je me réveille à 16 h 30 en me disant qu’il ne me reste plus que trois heures pour me préparer pour ce dîner. Je fonce à la salle de bains, mais Josh a utilisé la baignoire pour faire tremper dans du détergent un jean sale que je suis obligé de transférer dans le lavabo, tout dégoulinant d’un jus bleu. Je me plonge enfin dans le bain en m’apercevant que j’ai oublié de rincer la lessive qu’on utilise en général avec de l’eau à 70°. Mon bain n’est donc pas cette expérience relaxante que j’espérais, surtout que je me douche ensuite à l’eau froide pour éviter les brûlures chimiques du produit. En me regardant dans la glace, je constate que ma peau est légèrement bleutée.

Je remets le denim dans la baignoire et, dans un esprit de vengeance, me glisse dans la chambre de Josh (après m’être assuré qu’il n’est pas là) pour lui piquer son scrub facial au noyau d’abricot. Je me passe sur le visage ce produit qui mousse beaucoup, mais quand je le rince, le résultat n’est pas satisfaisant : ma peau est à vif, comme si j’étais passé à travers une vitrine de magasin, ou, précisément, comme si quelqu’un s’était acharné sur moi avec… un noyau d’abricot. Il y a une leçon à retenir, là : l’acné ne s’efface pas.

La peau me tire à mort et j’ai peur de ne pas pouvoir sourire sans saigner. Je retourne dans ma chambre, où j’ai placé mon futon contre le mur pour le faire sécher, je ramasse mes vêtements sales que je fourre dans l’armoire et me demande quel livre laisser traîner si Alice venait « boire un café », ou, plus probablement, boire un café. J’hésite entre le Manifeste du parti communiste, Tendre est la nuit, les Ballades lyriques de Wordsworth et Coleridge, La Femme eunuque, quelques vers de e.e. cummings et les Chansons, sonnets et hymnes de John Donne, juste au cas où les choses deviendraient torrides et où la poésie s’avérerait un remède urgent. J’ai quelques doutes à propos du livre de Germaine Greer, malgré mon envie de prouver à Alice que je suis un féministe progressiste – radical, même –, à cause de la couverture, qui représente un torse de femme nu et désincarné, que je planquais pourtant sous mon lit, le trouvant trop sexy pour les yeux de ma mère.

J’enfile un slip noir qui sort de la boîte, mon meilleur pantalon de la même couleur, une veste de smoking toute neuve achetée chez Jadis, une boutique de troc, ma plus belle chemise blanche, un nœud pap et des bretelles que je viens d’acquérir. J’arrange la mouette morte sur mon front et tapote sur mon visage l’Old Spice de papa, encore dans sa bouteille de porcelaine blanche d’époque, qui sent, c’est curieux, les épices rancies et pique affreusement. Puis je vérifie que le préservatif que je trimballe partout avec moi en cas de miracle est toujours dans mon portefeuille. Il s’agit là du deuxième d’une trilogie préméditée, dont le premier connut une fin cruelle dans la poubelle à roulettes derrière Littlewoods. Celui-ci, je l’ai depuis si longtemps qu’il colle à l’emballage et que son papier d’alu commence à ternir grotesquement autour de la partie renflée, comme si on l’avait passé au Miror formule cuivre. J’y suis pourtant attaché, de la même façon que les gens sont attachés à la médaille de saint Christophe qui ne les quitte pas, en dépit du fait que j’ai autant de chances de l’utiliser ce soir que de faire traverser un fleuve à Jésus.

En route pour Kenwood Manor, je dois m’arrêter tous les dix mètres car le clip en métal de mes bretelles, qui refuse de rester fixé à la taille de mon pantalon, me claque sur la poitrine en me titillant les mamelons.

Je les raccroche pour la centième fois quand une voix derrière moi m’interpelle : « On t’a volé ton ours en peluche, Sebastian Flyte[16] ?

— Oh, salut, Rebecca. Tu vas bien ?

— Moi, oui. Mais toi, en revanche…

— Que veux-tu dire ?

— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?

— Tu n’aimes pas ?

— Tu ressembles à Himmler. Et pourquoi ce déguisement ?

— Tu connais le proverbe : l’habit fait le moine.

— Sur toi, on dirait un cilice.

— Si tu veux tout savoir, j’invite quelqu’un à dîner.

— Waouh !

— C’est purement platonique.

— Et qui est l’heureuse élue ? Pas la foutue Alice Harbinson, j’espère. (Je lève innocemment les yeux au ciel.) Non, c’est pas possible. Vous, les garçons, êtes si prévisibles ! Honnêtement, si tu veux jouer à la poupée, pourquoi tu ne vas pas t’en acheter une ?

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Rien. Mais tu as intérêt à te magner, Jackson, autrement tu vas louper le coche.

— Explique-toi.

— Je veux tout simplement dire que c’est une fille très populaire. Nos chambres sont au même étage et chaque soir des rugbymen bavant de convoitise font la queue devant sa porte, une bouteille de lambrusco tiède à la main. Et cette file serpente jusqu’au coin du couloir.

— Sans blague…

— Ben oui. Et elle a pris l’habitude d’aller à la salle de bains commune en soutien-gorge et petite culotte noirs. Cette exhibition au profit de qui, je ne saurais trop dire. »

Je tente de chasser cette image de ma tête. « On dirait que tu ne l’aimes pas beaucoup, dis-je.

— Och, je la connais à peine. Je ne suis pas assez branchée pour cette bande. En plus, je ne crois pas que ce soit une fille à filles, si tu vois ce que je veux dire. Et, non, je ne parle pas de lesbiennes, là. Personnellement, je ne vois pas comment je pourrais être attirée par une nana qui dessine un smiley dans ses “o”, mais des goûts et des couleurs, hein… Alors, tu l’emmènes où, la belle Alice ?

— Oh, juste un endroit au centre-ville, chez Luigi.

— Pourquoi ? il n’y avait plus de place au Kentucky Fried Chicken ?

— Tu penses que le Luigi n’est pas une bonne idée ?

— Nullement. Tu es un homme de goût et de sophistication. Il paraît que le hamburger quart de livre avec fromage, chili et rondelles d’oignon est à se damner ! Peut-être m’y emmèneras-tu un jour, Jackson ? »

Elle passe son chemin, me laissant me creuser la tête pour trouver une réponse intelligente. « Rebecca ! (Elle se retourne en souriant.) Pourquoi est-ce que tu m’appelles toujours Jackson ?

— Ça te gêne ?

— Pas vraiment. Mais ça fait un peu série télévisée genre Grange Hill –, lycée de banlieue défavorisée, tu vois.

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16

Personnage de Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh.