« On commande ?
— J’hésite, répond-elle. Tout a l’air délicieux. »
J’en suis moins sûr. On se concentre de nouveau sur le menu collant, mal tapé et orthographié phonétiquement – chily concarno, ça me semble bizarre –, aux intitulés salaces : « Préliminations ! » pour les « entrées », « Passons aux choses sérieux ! ! » pour le plat principal, et « Oh, continue !!!… » pour le dessert. Cela dit, pour un type comme moi, tout semble bel et bien délicieux : frit, bien gras, avec des viandes calcinées et pratiquement pas de légumes. Ils balancent même le camembert dans la grande friture, et les portions doivent être généreuses puisqu’ils indiquent le poids, genre « une livre de chair ». Toutefois, je crains qu’Alice ne soit habituée à un régime plus léger – tofu, salades, aliments cuits à la vapeur – et à mon sens elle doit faire partie de cette élite qui préfère la qualité à la quantité. Je commence à transpirer. Ma peau me démange à cause du bain au détergent. Je baisse les yeux et remarque que mes poignets de chemise ont une ligne de crasse bleu denim.
En fond sonore passe en boucle le thème de la pub de Miko[17] Cornetto et, après délibération silencieuse, nous sommes prêts à commander. Je cherche Luigi des yeux, mais je l’entends s’approcher dans mon dos à cause du bruit de succion que font ses semelles sur le lino poisseux. Alice choisit les champignons farcis et une pizza Margarita accompagnée d’une salade verte, tandis que je choisis une petite friture et un demi-poulet grillé sauce barbecue avec chips et condiments offerts par la maison. « J’espère que ce n’est pas la moitié inférieure de la volaille », dis-je à Luigi pour faire le malin. Alice me fait un mince sourire et insiste pour que je choisisse le vin. On peut le commander en carafe mais même moi, je sais qu’à ce prix il doit être imbuvable. Mieux vaut une bouteille d’un vin légèrement mousseux. Le champagne étant trop cher, je choisis un lambrusco. Rebecca ne l’a-t-elle pas mentionné tout à l’heure ? Je m’y connais peu, mais je sais que le blanc va à la fois avec le poisson et la viande.
« Une bouteille de lambrusco bianco blanc », dis-je.
Une fois Luigi parti, je bafouille :
« Oh ! là ! là ! la gaffe !
— Pourquoi ? me demande Alice.
— Parce que “bianco” veut dire blanc. J’ai demandé du blanc blanc. La tautologie qui tue. » En fait d’anecdote amusante, celle-ci ne tiendrait pas la route dans le Michael Parkinson Show sur ITV, mais elle me permet de briser la glace. Alice sourit et nous commençons à parler. Ou plutôt, elle parle et je l’écoute en hochant la tête, puis en épluchant sur les bouteilles de chianti à office de chandeliers des morceaux de cire que je ramollis sur la flamme et replace sur les flacons en formant des angles bizarres. Mais surtout, je la regarde. Comme souvent, elle parle de Linden Lodge, cette école privée, de « gauche » mais ruineuse, située en pleine campagne, qui, je dois dire, me semble assez pénarde pour un internat, m’évoquant plutôt les soirées entre ados (« Tu restes coucher chez moi ? – Non toi, viens coucher chez moi. ») Telle qu’Alice la décrit voici une journée type à Linden Lodge :
8 h 30-9 h 30Fumer un joint. Faire du pain.9 h 30-10 h 30Rapports sexuels avec le fils/la fille d’une personnalité.10 h 30-11 h 30Construction d’une grange.11 h 30-12 h 30Lecture à haute voix de T.S. Eliot.
Écouter Crosby, Stills and Nash,
jouer du violoncelle.12 h 30-13 h 30Expérimenter diverses drogues.
Rapports sexuels.13 h 30-15 h 30Baignade à poil à deux. Nage avec les dauphins.15 h 30-16 h 30Construction d’un mur de pierres sèches.
Sexe (facultatif).16 h 30-17 h 30Cours de guitare acoustique.17 h 30-18 h 30Rapports sexuels. Dessiner au fusain corps nu du/de la partenaire.18 h 30-4 HBob Dylan obligatoire.4 h du matinExtinction des feux (facultative).
Il est sûr que sur le plan politique je ne peux approuver une telle école malgré son programme de rêve. Avec toute cette défonce, ce sexe et cette musique folk on se demande quand les élèves trouvent le temps de travailler. Ils doivent y arriver pourtant, car Alice est à l’université, même si elle n’étudie que le théâtre. Je ne lui ai pas encore demandé ses notes de fin de secondaire – pas lors du premier rendez-vous amoureux. Peut-être qu’en écoutant Radio 4 de manière subliminale on arrive à acquérir une éducation.
Ma friture arrive – une trentaine de petits poissons argentés échoués sur une feuille de laitue iceberg qui me disent : « Nous sommes morts pour toi, salaud. Fais au moins de nos cadavres quelque chose d’amusant. » J’en mets un dans ma bouche en laissant sortir la queue, comme si j’étais un chat. Elle n’apprécie que modérément la plaisanterie et retourne à ses champignons.
« Ils sont comment ? demandé-je.
— Bons, mais on n’a pas lésiné sur l’ail. Ce soir, j’embrasse pas. »
Me voilà prévenu. L’information, subtilement lâchée, m’a été comme qui dirait trompettée à l’oreille, des fois que je me serais fait des idées. Je n’en suis pas surpris, je m’y attendais. Je dois me contenter de la légère ambiguïté qu’elle implique : ce n’est pas toi la cause, Brian, ce sont les champignons. De là à inférer que si elle avait choisi le camembert frit nous serions déjà en train de faire l’amour…
« Tu as eu plein de petits amis là-bas, je suppose, dis-je, l’air de rien, en mordillant un poisson nain.
— Oh, seulement un ou deux. » Elle entreprend de m’en parler.
En matière de droit des femmes, je ne barguigne pas. Pas de double critère : leur liberté sexuelle doit être la même que celle des hommes. Il n’y a aucune raison pour qu’Alice Harbinson n’ait pas un passé sexuel et amoureux très actif, mais tout de même, ce « un ou deux » est un peu trompeur. Quand le plat principal arrive, les noms ont déjà commencé à se brouiller dans mon esprit. Je me souviens pourtant d’un certain Rufus, dont le père était un réalisateur célèbre, qui a dû rentrer d’urgence à L.A. car leur amour l’un pour l’autre était trop intense et tragique – quelque sens qu’on puisse donner à ces deux adjectifs. Et d’Alexis, le pêcheur grec qu’elle a rencontré en vacances et qui a débarqué à Londres pour demander sa main ; il a fallu téléphoner à la police pour que les autorités le déportent. Et Joseph, un beau musicien de jazz avec qui elle a dû rompre car il voulait qu’elle se pique à l’héro avec lui. Et Tony, l’ami potier de son père, qui fabriquait des céramiques étonnantes dans sa belle ferme des Highlands ; pour un homme de soixante-deux ans, il assumait au lit, « mais il a commencé à me téléphoner au milieu de la nuit et tenté de se suicider en se jetant dans son propre four. Maintenant il va bien, Dieu merci ».
Et Saul, un mannequin américain splendide et pourri de fric avec… (chuchotement) « un énorme pénis », mais on ne peut pas avoir une relation basée seulement sur le sexe, n’est-ce pas ? Plus triste fut l’aventure avec M. Shillabeer, son prof d’anglais, qui avait branché Alice sur T.S. Eliot (apparemment, une fille avait eu un orgasme quand il leur avait lu les Quatre quatuors), avant de tomber amoureux d’Alice lorsqu’ils étaient passés aux Sorcières de Salem d’Arthur Miller, sauf qu’il était devenu un peu trop obsédé. « Il a fini par avoir une dépression nerveuse et a dû quitter son poste pour retourner vivre chez ses parents à Wolverhampton. Il y est toujours. C’est vraiment triste, car c’était un bon prof. »