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Elle a fini, et moi, pendant ce temps, j’ai dévoré un demi-poulet sauce barbecue jusqu’à la carcasse, qui gît dans mon assiette comme… euh, comme l’un des amants dévastés d’Alice. Presque toutes ses aventures ont mal tourné : folie, obsession, vies foutues… Soudain, l’épisode de la poubelle à roulettes derrière Littlewoods avec Karen Armstrong perd à mes yeux un peu de sa grandeur tragique.

« C’est quand même bizarre que tant de ces aventures aient si mal fini, dis-je.

— Oui. Très bizarre. Tony, l’ami céramiste de papa, le type au four, m’a dit une fois qu’en matière de relations amoureuses j’étais à moi seule Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

— Mais toi, tu n’as jamais souffert… par répercussion ?

— Bien sûr que si, Brian. C’est pourquoi je me suis promis de n’avoir aucune liaison à l’université. Ce sera travail, travail. » Elle ajoute, avec un accent américain qui m’évoque une réplique de film : « Je vais me faire nonne. »

Encore l’avertisseur ! Sur sa pizza Margarita, elle continue à séparer le fromage fondu de la croûte, se contentant d’enrouler le premier autour de son index. « Bon, j’ai encore trop parlé de moi. À toi. Que font tes parents, déjà ? J’ai oublié, dit-elle en se léchant le doigt.

— Ma mère travaille chez Woolworths et mon père est mort. »

Elle s’essuie la bouche avec sa serviette, et déglutit.

« Mais… tu ne me l’as jamais dit.

— Ah non ?

— Non, je suis sûre que non. (Elle tend le bras et pose sa main sur la mienne.) Brian, je suis désolée.

— Oh, ça va. Ça fait déjà six, non, sept ans. J’avais douze ans quand c’est arrivé.

— Il est mort de quoi ?

— Crise cardiaque.

— Mon Dieu. À quel âge ?

— Quarante et un ans.

— C’est horrible.

— Oh, tu sais… »

Elle se penche en avant, les yeux écarquillés, ma main toujours dans la sienne ; de l’autre main, elle prend la bouteille recouverte de cire et l’écarte, pour mieux me voir.

« Tu veux bien m’en parler ? demande-t-elle.

— Oui. »

Je lui en parle.

15

QUESTION : Dans quelle pièce d’Arthur Miller (1949), Lee J. Cobb, Fredric March et Dustin Hoffman ont-ils successivement joué l’infortuné Willy Loman ?

RÉPONSE : Mort d’un commis voyageur.

« Papa était voyageur de commerce : il vendait des doubles vitrages ; un drôle de boulot dont les gens tendent à se moquer, comme celui d’agent de la circulation, inspecteur des impôts, ou égoutier. Je crois qu’à la fin de la journée, ceux qui le font doivent en arriver à se détester ; alors, imagine ce que ce doit être après dix ans : mon père en était là. Avant, quand il a rencontré maman et qu’ils m’ont eu, il était dans l’armée. Il faisait partie de la dernière vague du service civil resté dans le corps de réserve, ne sachant que faire d’autre. Je me rappelle m’être inquiété, quand il y avait des tensions avec la Russie ou un embrasement en Irlande du Nord, ou d’autres problèmes politiques. J’avais peur qu’on ne le rappelle, qu’on ne lui donne un uniforme et un fusil. Mais à mon avis, il n’était pas ce type de militaire ; plutôt un bureaucrate, je dirais. D’ailleurs, quand ils m’ont eu, ma mère l’a mis en demeure de quitter l’armée car elle en avait assez de déménager tout le temps et qu’elle détestait l’Allemagne de l’Ouest, où je suis né. Nous sommes donc revenus à Southend-on-Sea, où il a trouvé ce boulot de représentant en doubles vitrages.

— Et au tout début, il aimait son métier ?

— Peut-être au début, mais il en est vite arrivé à le détester. Il avait des horaires spéciaux, tu vois, car il faut coincer les gens quand ils sont chez eux : tôt le matin, et même très tard le soir. Il rentrait à la maison à la nuit tombée, été comme hiver. Il devait même faire un peu de porte-à-porte je crois. “Excusez-moi, madame, mais savez-vous que le double vitrage pourrait alléger votre facture de chauffage ?” Des trucs comme ça, tu vois. Et je sais qu’il était payé à la commission ; les soucis d’argent étaient donc constants. J’ignore ce que je ferai plus tard mais certainement pas un boulot payé à la commission – jamais. On dit que c’est une motivation : oui, une motivation à foutre votre vie en l’air, à travailler avec un revolver sur la tempe. C’est une horreur. Bon, excuse-moi si je me répète.

» Il ne m’a jamais dit qu’il détestait son boulot car ce n’est pas le genre de choses qu’on dit à un gosse. Mais je le sentais parce qu’il était en colère quand il rentrait à la maison. Il ne criait pas, il ne cognait pas, ni rien, mais il serrait les poings et son visage devenait cramoisi de rage à la moindre contrariété, devant mes jouets qui traînaient ou quand je ne finissais pas mon assiette. On voudrait garder de ses parents le souvenir de pique-niques, de courses juché sur les épaules de papa, de concours de ricochets dans la mer, mais rien n’est parfait et, malheureusement, je me souviens des discussions dans la cuisine avec maman, à propos de fric, de boulot, ou je ne sais quoi. Il était fou de colère.

— C’est terrible !

— J’exagère peut-être, alors. Je me souviens surtout que nous regardions la télévision ensemble quand on me permettait de veiller jusqu’à ce qu’il rentre. Après, je m’asseyais par terre entre ses jambes pour regarder les jeux-concours. Il adorait ça, tout comme les documentaires naturalistes de David Attenborough, les trucs instructifs, quoi… Pour lui, l’éducation était la clé de la vie, le moyen de ne pas faire un de ces boulots ingrats qui peuvent pousser quelqu’un à se mépriser.

— Comment… est-il mort ?

— Je ne sais pas exactement. Je ne veux pas demander à maman, pour ne pas la bouleverser, mais apparemment, il était chez des gens qu’il essayait de convaincre des bénéfices de l’isolation quand il est tombé dans leur salon. Je venais de rentrer de l’école et regardais la télé pendant que maman préparait notre thé[18]. On a frappé à la porte, j’ai entendu des voix résonner dans le hall. J’ai déboulé et vu deux policiers, et maman recroquevillée par terre sur le tapis. Au début, je me suis dit que papa avait été arrêté, ou je ne sais quoi, mais la femme flic a dit qu’il allait mal et elle a embarqué maman à l’hôpital en me laissant aux voisins. Il est mort peu après la visite de ma mère... Oh, mince, on a fini le vin. On commande une autre bouteille ?… J’ai passé la nuit chez eux – les voisins… Une autre bouteille de lambrusco, s’il vous plaît. Non, nous n’avons pas encore choisi les desserts. Laissez-nous quelques minutes.

» Rétrospectivement, quand j’y réfléchis, je ne suis pas surpris, même en considérant son âge – quarante et un ans, c’est jeune. Il était “noué”, il l’a toujours été. Et il buvait. Pub au déjeuner et après le boulot : il sentait la bière. Et il fumait trois paquets de cigarettes par jour. Bon sang, je lui en offrais en cadeau de Noël ! Je ne crois pas avoir un seul souvenir de lui ne tirant pas sur sa clope. Même à l’hôpital, avec un cendrier et une canette de bière posés sur mon berceau – bon, il paraît. Quel con !

— Comment as-tu réagi ?

— À sa mort ? Je ne suis pas sûr. Bizarrement, je pense. J’ai pleuré et tout, mais ils voulaient me faire manquer l’école, ce qui m’embêtait car j’aurais séché des cours – voilà qui te donne une idée du petit saligaud bûcheur et froid que j’étais. Pour être honnête, j’étais surtout triste pour maman parce qu’elle adorait mon père et qu’elle avait à peine trente-trois ans à l’époque ; il était le seul homme avec qui elle ait couché, avant ou après – du moins, que je sache –, et l’épreuve a été très dure pour elle. Ça allait à peu près tant qu’il y avait des gens autour ; pendant les quinze premiers jours la maison était bondée – ministres du culte divers, copains de papa, voisins, ma grand-mère, oncles et tantes – et maman n’avait pas le temps de ruminer, trop occupée à faire des sandwichs et du thé, à dresser des lits de camp pour ces étranges cousins irlandais qu’on n’avait jamais vus avant et qu’on n’a plus revus depuis. Mais au bout de deux semaines, ces gens se sont évanouis dans la nature et maman et moi sommes restés tous les deux. Ç’a été le pire moment, quand ça s’est calmé et qu’on s’est retrouvés seuls. C’est une drôle de combinaison, un adolescent et sa mère. Je veux dire, tu te rends compte que quelque chose manque.

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18

Le tea, vers 18 heures, est encore synonyme de « dîner » pour nombre d’Anglais.