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Maman passe la tête par l’entrebâillement de la porte et nous dit : « Je viens de mettre les choux de Bruxelles. » Une odeur prégnante émane en effet de la cuisine. Des miettes de céréales encore coincées entre les dents, j’ai un peu mal au cœur. Elle retourne à ses préparatifs, et Des et moi nous asseyons pour regarder Le Magicien d’Oz sans monter le son.

« Ils nous resservent encore cette merde ! s’exclame oncle Des. Tous les Noëls, on a droit à ce putain de Magicien d’Oz.

— C’est vrai, ils pourraient tout de même trouver autre chose.

— Que fais-tu toute la journée à la fac ? »

C’est une bonne question, que je me suis déjà posée.

« Plein de choses : je vais aux cours, je lis, je ponds des dissertations, ce genre de trucs.

— C’est tout ? Putain, c’est un emploi du temps de fainéant… »

Mieux vaut changer de sujet. « Et toi, oncle Des, comment va le boulot ?

— C’est calme en ce moment, Bri, très calme. » Il travaille dans le bâtiment, spécialisé dans la construction de serres, de vérandas et de patios, ou du moins, c’est ce qu’il faisait avant son divorce et la récession. Maintenant, sa fourgonnette ne quitte plus le trottoir devant chez lui et il passe son temps à démonter le moteur et à le remonter, apparemment jamais satisfait. « Les gens ne souhaitent plus s’agrandir en temps de crise ; vraiment, les extensions vitrées sont devenues un luxe… » Il se lisse mélancoliquement la moustache en regardant ce film vaguement dérangeant plein de singes avec des ailes dans le dos, et je regrette de lui avoir posé la question sur son boulot, car je sais que ça ne va pas fort. Après avoir regardé d’un œil morne les primates volants, il se force à quitter l’écran des yeux, se carre dans le canapé et frappe dans ses mains. « Bon, que dirais-tu d’un verre ? Après tout, c’est Noël. Quel est ton poison favori, Brian ? » Il ajoute d’un ton de conspirateur : « À part les choux de Bruxelles… »

Je regarde la pendule au-dessus de la cheminée : il est 11 h 55. « Je prendrais une bière blonde, merci. » Il va la chercher au frigo, de l’air affairé du type qui habite là.

Durant le déjeuner, que nous prenons dans la cuisine avec Radio 2 allumée, je décide d’annoncer la grande nouvelle.

« À propos, j’ai quelque chose à vous annoncer. »

Maman cesse de mâcher.

« Quoi ?

— Quelque chose qui s’est passé à la fac ce premier trimestre.

— Oh, mon Dieu, Brian, dit maman, la main devant sa bouche.

— Rien de grave. Ne t’inquiète pas. »

Elle regarde oncle Des et me dit nerveusement :

« Vas-y.

— J’ai été sélectionné pour l’University Challenge.

— Quoi, ce truc à la télé ? demande Des.

— Ouais ! Je fais partie de l’équipe. »

Maman pouffe de rire. Elle regarde oncle Des, qui rit aussi. « Félicitations, Bri », dit-il. Il pose sa fourchette dans le but de récupérer la main qui ébouriffe ma tignasse. « C’est une nouvelle formidable, vraiment formidable, assure-t-il.

— Et quel soulagement », dit maman en avalant une grande gorgée de vin. Elle pose les mains sur sa poitrine comme pour calmer les battements de son cœur.

« Tu croyais que j’allais t’annoncer quoi ?

— Pour être honnête, chéri, je croyais que tu allais m’avouer que tu étais homosexuel. » Elle a de nouveau une crise de fou rire, partagée par l’oncle Des, qui manque de s’étouffer avec les choux de Bruxelles.

Après notre raid sur la dinde, Des se verse un grand whisky et allume un mince Panatella, tandis que maman fume une Rothmans. À travers le rideau de fumée parfumée au caramel, nous regardons Top of the Pops à la télé. Oncle Des pousse des grognements de cochon chaque fois que la caméra se fixe sur une choriste court vêtue, et maman rit avec indulgence en lui donnant une tape sur la main, tout en dévorant méthodiquement les traditionnels chocolats à la liqueur, brisant avec les dents le petit goulot des flacons pour laisser leur élixir couler dans sa bouche, telle une poivrote délicate. Le problème de maman avec l’alcool prend un curieux tour. Je ne sais trop qu’en penser, mais ne voulant pas être en reste, je décapsule l’une après l’autre les canettes de mon pack de quatre. Comme je suis incollable sur la musique pop, je les aide tous deux à identifier les visages les moins connus de la vidéo Do They Know It’s Christmas[20], puis nous écoutons le discours de la reine, puis oncle Des va passer un moment avec sa vieille mère, un peu plus bas dans la rue, en promettant de revenir à 18 heures pour manger les restes et participer à nos rituelles et interminables parties de Monopoly, qu’il gagnera inévitablement, mais seulement en se nommant banquier et en détournant les fonds.

Avant que la nuit soit complètement tombée, maman et moi enfilons nos manteaux et sortons. Elle me prend le bras pour faire le kilomètre et demi qui nous sépare du cimetière. Elle veut déposer des fleurs sur la tombe de papa. L’air froid et humide la grise un peu plus et je dois me pencher vers elle pour entendre ce qu’elle me dit. Elle sent la sauge, l’oignon et la liqueur de café Tia Maria.

Comme d’habitude, je me tiens un instant à ses côtés en la rassurant sur l’état de la tombe – encore correct –, puis je m’écarte pour la laisser parler à son mari seule à seul. Je n’ai pas l’habitude de rester les bras ballants, sans lire ni rien. J’essaie donc d’identifier les oiseaux, mais ce ne sont que des freux et des pies (corvidés) ; des étourneaux (Sturnus vulgaris) et des moineaux (Passer domesticus), et je me demande pourquoi les cimetières n’attirent que ces espèces-là, charognardes, morbides ou ternes. Au bout de dix minutes, quand maman a dit tout ce qu’elle avait à dire à papa, elle pose une main légère sur la pierre tombale et vient me rejoindre, tête baissée. Elle me prend le bras et se tait jusqu’à ce qu’elle parvienne à contrôler sa respiration et parler normalement. La nuit est tombée. Deux jeunes des grands ensembles voisins montent les vélos tout-terrain qu’ils ont reçus en cadeau, slalomant entre les tombes et effectuant de brusques freinages et des dérapages qui font voler le gravier. Maman, les yeux encore humides, un peu pompette à cause de la liqueur qu’elle a absorbée et choquée par ce comportement, leur crie d’arrêter, de montrer un peu de respect pour les morts. L’un des deux lui fait un bras d’honneur, la double en riant et lui crie à son tour : « Va te faire foutre, vieille conne. Occupe-toi de tes oignons. » Je sens que maman va se remettre à pleurer, et soudain je ressens le désir furieux de courir après le mec, de l’attraper par le capuchon de sa parka, de le faire tomber de son vélo neuf, de lui enfoncer mon genou dans le dos et de frotter sa gueule stupide et méchante sur le gravier pour voir combien de temps il lui faudra pour cesser de ricaner. Puis, tout aussi soudainement, j’ai envie d’être loin, très loin d’ici, étendu dans un grand lit tiède avec quelqu’un, et de m’endormir.

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20

Bob Geldof : un enregistrement pour aider l’Éthiopie, frappée de famine en 1985.