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Quand je me rassieds, Spencer me demande ce que je fais réellement de mes journées.

« Je bavarde. Je lis. Je vais aux cours. Je discute.

— C’est pas vraiment du travail, ça.

— Pas du travail, mais l’acquisition d’une expérience.

— Ouais, je vois, l’Université de la Vie, et toutes ces conneries, dit Tone.

— Moi aussi, j’ai présenté ma candidature à l’Université de la Vie, mais elle a été refusée, dit Spence.

— Ce n’est pas la première fois que tu dis ça, Spence.

— C’est vrai. Et la politique ? (Il prononce le mot du bout des lèvres, comme s’il était dégoûtant.)

— Quoi, la politique ?

— Tu es allé à de bonnes manifs, dernièrement ?

— Une ou deux.

— À propos de quoi ? » demande Tone.

Il aurait été plus sage de changer de sujet, mais je ne vois pas pourquoi je transigerais sur mes opinions dans le seul but d’être tranquille. Je lui réponds donc :

« L’apartheid…

— Pour ou contre ?

— La gratuité des soins, les droits des gays… »

Tone se ragaillardit à ces mots. « Dis-moi quel salopard a essayé de te dénier tes droits, que j’aille lui casser la gueule…

— Pas les miens. Les services sociaux de droite tentent d’empêcher les enseignants de montrer l’homosexualité sous un jour positif ; ils veulent légaliser l’homophobie.

— C’est ce qu’ils font alors ? demande Spencer.

— Qui ?

— Les profs. Parce que, moi, je n’ai pas le souvenir d’un seul prof enseignant l’homophobie dans notre école.

— Non, mais…

— Où est le problème alors ?

— C’est vrai ça, dit Tone. Imagine que tu deviennes gay sans l’avoir appris.

— T’as raison, dis-je.

— En plein dans le mille, Tone, approuve Spencer. Ce serait un scandale. (Indignation feinte.) L’homosexualité doit s’apprendre. Le mardi après-midi : deux heures de Gay Savoir.

— Désolé, mademoiselle, mais je suis pour la “pédé-gogie” passive.

— Ouais, il faut homologuer le bac-anal. »

Nous sommes à court de bons mots sur la question. Spencer, ironique, me dit alors : « Je te félicite de t’agiter pour des causes importantes, sincèrement. Celles qui nous affectent tous. Comme quand tu as joint la CND. Nous avons eu une catastrophe nucléaire majeure depuis ? Non. »

Tone saute sur ses pieds.

« La même chose ?

— Sans gin pour moi, Tone. » Je sais que ma supplique est vaine. Il y en aura.

Restés seuls, Spencer et moi plions et replions nos sachets de chips vides. Je sais que nous n’en avons pas encore terminé avec moi. Le gin me rend irritable, rancunier ; quel intérêt de sortir avec vos copains s’ils ne débitent que des conneries ? Je finis par dire : « Alors toi, Spencer, contre quoi protesterais-tu ?

— Sais pas. Ta coupe de cheveux ?

— Sérieusement…

— Crois-moi, c’est gravissime.

— Il y a quand même des causes qui te tiennent à cœur, non ?

— Sais pas. Plein. Pas forcément les droits des gays.

— Il n’y a pas que ça, il y a une quantité d’autres mesures qui te concernent, non ? Par exemple les coupes dans le budget de la Sécu et les allocations chômage ; les chiffres du chômage, justement.

— Merci de militer à ma place, vieux. J’attends avec impatience l’augmentation du salaire minimum. »

Que répondre à ça ? Je reste coi. Je tente une approche conciliatrice, du genre « Eh, mon pote, viens donc me voir à la fac le trimestre prochain ».

« La fameuse “Journée d’orientation professionnelle” organisée par l’université, avec son slogan : “Ton avenir nous intéresse” ?

— Non, juste pour rigoler. » Mais là, alors que je devrais parler de sexe, de cinéma, de séries télévisées ou de n’importe quoi, j’ajoute : « Pourquoi tu ne te représentes pas au bac ?

— Parce que je ne veux pas.

— Mais c’est un tel gâchis…

Un gâchis ? Lire de la poésie et se masturber dans sa chaussette pendant trois ans, tu appelles ça comment ?

— Mais tu ne serais pas obligé d’étudier la littérature. Tu pourrais faire quelque chose de technique, qui te branche davantage.

— On ne pourrait pas changer de sujet, Brian ?

— D’accord.

— Parce que je suis déjà submergé de putains de conseils professionnels de la part des services sociaux, et m’en farcir au pub le putain lendemain de Noël, c’est trop.

— Très bien. Changeons de sujet. »

Pour faire la paix, je propose que nous allions mettre des pièces dans la machine à quiz que s’est payée le Black Prince. Investir dans un logiciel merdeux de jeu-concours, quelle déchéance.

« Très bien, allons-y », dit Spence.

Nous apportons nos bières, que nous posons sur l’appareil.

« Qui joue Cagney dans la série télévisée Cagney et Lacey ? »

Je pousse le bouton C : « Sharon Gless. »

Exact.

« Date de la bataille de Trafalgar ? »

Je pousse le bouton B : « 1805. »

Exact.

« Le surnom de l’équipe de foot de Norwich est ?… »

Tone pousse le bouton A : « Les Canaris. »

Exact.

Peut-être est-ce le bon moment pour mentionner l’University Challenge ?

« Qu’est-ce qu’a créé Davros[21] ? »

Je presse A. « Les Dalek. »

« Qui s’appelait en réalité Schicklgruber avant que son père change de nom ? »

Je presse B. « Hitler. »

Exact.

Je pourrais juste glisser dans la conversation : Au fait, les potes, je ne vous ai pas dit que je suis sélectionné pour l’University Challenge ?

« Quel Américain détient le record olympique absolu de natation ?… »

Tone presse D. « Mark Spitz. »

Exact.

Vous savez, l’University Challenge, le jeu-concours à la télé… (Ils ne me tomberont peut-être pas dessus si je le leur dis, ils vont penser que c’est sympa et me féliciteront.)

« Encore une question et on gagne 2 livres.

— Bon. Concentrons-nous. »

Je vais leur dire…

« Star Wars a été nommé pour combien d’oscars ?

— On presse B, dis-je : quatre oscars.

— Non, on presse D, dit Tone : aucun oscar.

— Je suis pratiquement sûr que c’est quatre, dis-je.

— Foutaise. C’est une question piège. Le film n’a pas eu d’oscar.

— Pas obtenu, mais il a été nommé.

— Pas nommé non plus, crois-moi, Spencer.

— Quatre ! Je te jure, Spencer. »

Tone et moi regardons Spencer d’un air suppliant. « Écoute-moi, dis-je, j’ai raison, je te jure. Il y a 2 livres en jeu » ; il m’écoute et presse le bouton B.

Faux. La bonne réponse était D : dix oscars.

« Tu vois, rugit Tone.

— Toi aussi tu t’es planté, dis-je.

— Pauvre con, dit Tone.

— C’est toi, le con.

— Vous êtes tous les deux des cons, dit Spencer.

— Le con, c’est toi, espèce de con, renchérit Tone.

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21

Personnages de Docteur Who. C’est lui qui a créé les « Dalek », ses ennemis mortels.