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« Pas la peine de chercher mon journal intime, je l’ai caché, me dit-elle. Et si tu as froid, ce qui se produira à coup sûr, tu trouveras une couverture supplémentaire dans l’armoire. Bon, laisse-moi t’aider à défaire ton sac. Qu’est-ce que tu veux faire ce soir ?

— Je ne sais pas. Traîner un peu. Regarder Certains l’aiment chaud à la télé.

— Pas de télé ici, désolée.

— Sans blague.

— Papa est contre.

— Mais il est producteur !

— Nous en avons une à Londres. À la campagne, en revanche, mon père juge qu’il ne faut pas. Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Oh, je me disais seulement : trois maisons et une seule télé. Pour la plupart des gens, c’est le contraire.

— Pas la peine de jouer le perroquet des trotskistes, Brian ; il n’y a personne pour t’écouter. Des boxer-shorts, hein ? » Elle sort mes sous-vêtements du sac. L’air entre nous frémit d’un érotisme contenu. Je bénis maman d’avoir repassé mes affaires. « Je te voyais davantage comme un homme à strings. » J’essaie de deviner si c’est bon ou mauvais signe quand Alice hurle : « Oh, mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Elle palpe le paquet en alu. Je tente de le lui arracher. « C’est ma mère qui a tenu à ce que je le prenne.

— Voyons un peu…

— Ce n’est pas grand-chose, dis-je pour me défendre.

— Broutille : simple contrebande. » Elle ouvre le paquet. « Bidoche. Tu passes ta propre bidoche en fraude !

— Ma mère avait peur que je ne manque de protéines.

— Fais-moi goûter… »

J’en ai le souffle coupé. Elle se jette sur le lit, un morceau de bacon blême à la main.

« Hummm ! Un peu sec, tout de même.

— C’est la recette de ma mère : elle le fait cuire toute la nuit, le coupe en tranches qu’elle met à sécher sur le radiateur avant de les finir au séchoir électrique.

— En tout cas, fais en sorte que Rose ne te voie pas. Elle serait très mortifiée. Blackbird Cottage est strictement végétarien.

— Et Mingus et Coltrane, alors, qu’est-ce qu’ils mangent ?

— Comme nous : des légumes, du muesli, du riz, des pâtes… (Bon sang, ils ont rendu leurs chiens végétariens !) C’est quoi, ça ?

— Ton cadeau de Noël. » Je tiens hors de sa portée le paquet – un microsillon – à l’emballage festif. « C’est une raquette de tennis », dis-je.

Elle regarde la carte postale scotchée sur l’album : un Chagall d’un romantisme provocateur. J’ai transpiré pour pondre le texte, jetant plusieurs brouillons avant la version définitive, éloquente et passionnée : Pour Alice, ma nouvelle, ma plus qu’amie, ma douce mie (orthog. ? j’ai des doutes !), toute la dévotion de son fidèle Brian. Je suis fier de ma culture (classique) et de mon humour, qui n’enlèvent pourtant rien à la sincérité de mon émotion. Mais en fin de compte, elle ne lit même pas la carte et s’empresse de déchirer le papier d’emballage.

« Joni Mitchell ! Blue !

— Oh non, tu ne l’as pas, n’est-ce pas ?

— Seulement en six exemplaires. Pourtant tu as vu juste : j’adore Joni. J’ai perdu ma virginité en écoutant un de ses albums.

— Pas le Big Yellow Taxi, j’espère. (Je fais allusion aux vocalises quasi coïtales.)

— Non. Court and Spark. (J’aurais dû m’en douter.) Et toi ?

— Ma virginité ? Je ne me souviens plus. Ce devait être la Marche funèbre de Chopin, ou “Les thèmes musicaux des plus grands films de guerre” par Geoff Love et son orchestre – Un pont trop loin, je crois. »

Suit un silence sinistre.

Elle finit par rire et me tend le disque.

« Tu as gardé le ticket ?

— Je crois. Tu as un titre particulier en tête ?

— Je préfère que tu me fasses la surprise. Mais pas du Kate Bush.

— Je te laisse finir de t’installer.

— À quelle heure est le thé ?

— Le dîner, tu veux dire. Dans une demi-heure. » Elle m’étreint de nouveau. « Je suis si contente que tu sois là. On va bien s’amuser, je te le promets. »

Après son départ, j’accroche mes chemises de grand-père fraîchement repassées sur des cintres en bois en éprouvant un agréable sentiment de permanence – l’impression de faire partie de la maison. Si je joue bien mes cartes, je serai encore ici pour le jour de l’an, et même jusqu’au 3 janvier.

En ouvrant l’armoire, je m’attends presque à ce qu’elle soit magique, comme celle de Narnia[22].

En fin de compte, les protéines ne sont plus du tout mon souci. Nous avons pour dîner un rôti végétarien. J’en avais entendu parler en me disant que c’était une blague, mais le voici, et dans mon assiette en plus : une sorte de cake en vrac tiédasse et hérissé de noisettes concassées surmonté de fromage fondu également végétarien. Ma seule expérience des fruits secs, c’est en apéritif : salés, au bar. Cette substance s’étale devant moi comme une platée de vers. Je me demande ce qu’ils ont filé à manger aux chiens ce soir.

« Comment trouvez-vous votre rôti, Brian ?

— Délicieux, merci, Rose. » Je ne sais pas d’où je tiens cette idée qu’il faut prononcer sans arrêt le prénom de la personne à qui l’on s’adresse – « Oui, Rose, non, Rose, un régal, Rose » – mais je me fais l’impression de ressembler un peu, en matière d’obséquiosité, à l’horrible Uriah Heep de David Copperfield.

« Ferme ta sale gueule de petit con et ôte tes sales pattes plébéiennes du corps de ma merveilleuse fille, sale petit minable mielleux », dit M. Harbinson.

Bon, il ne le dit pas, mais je le lis sur son visage.

Rose se contente de sourire en tripotant ses boucles.

« Alors, ces courgettes, ça vous plaît ? me demande-t-elle.

— Beaucoup », dis-je.

Je n’ai jamais mangé une courgette de ma vie, mais, pour souligner mon enthousiasme, je me jette une pleine fourchette de rondelles aqueuses dans le gosier tout en souriant idiotement. Comme tous les légumes verts, ça a le goût de ce que c’est : de la cellulose bouillie. Je me retiens tout juste de me frotter le ventre en disant « miam-miam ». Je fais passer ce goût de potamot avec une gorgée de vin. Il n’y a pas trace de ma carafe, et je présume qu’on l’a apportée dans la cour pour la fusiller. Ou qu’on l’a jetée aux chiens, pour faire passer la pasta, accompagnée de quelques tranches de pain grillé frotté à l’ail. Le vin qu’ils m’offrent est tellement tiède et sirupeux qu’on a envie de le déguster à la cuillère, comme un dessert.

« C’est la première fois que vous venez dans le Suffolk, Brian ?

— J’y suis déjà venu une fois : pour faire de la montagne.

— De la montagne ? Mais c’est plat comme la main…

— J’ai été victime de désinformation. »

M. Harbinson exhale bruyamment par le nez.

« Je ne comprends pas. Qui vous a dit que…

— Maman, Brian plaisante, l’interrompt Alice.

— Ah, bien sûr. »

Je ne dois plus essayer d’être drôle, mais l’autre solution, je ne l’ai pas encore trouvée. Sentant que j’ai besoin d’aide, Alice se tourne vers moi et me pose la main sur le bras. « Si tu avais voulu voir quelque chose de vraiment drôle, Brian, tu aurais dû être ici hier.

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22

Le Monde de Narnia. Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique.