Ensuite, croyez-le ou non, c’est encore mieux. Nous restons seuls à la maison car ses parents sortent dîner chez des amis (encore des légumes à avaler, j’imagine), dans un ancien moulin transformé de Southwold. Tandis que nous avalons de grands gobelets de gin tonic debout dans la cuisine, j’ai honte d’avouer que j’entretiens l’illusion que nous vivons ensemble. Nous éteignons toutes les lumières et jouons au Scrabble à la bougie, en peinant pour distinguer les lettres, et je gagne, de très loin je dois dire, mais avec modestie et bonne grâce. « Perplexe » et « excitez », en triplant respectivement le x et le z.
Le dîner consiste en riz brun sauté qui a l’aspect et le goût de balayures frites, mais devient limite mangeable en forçant sur la sauce soja. De surcroît, en nous mettant à table, nous sommes fantastiquement saouls. On se coupe la parole, on se lève pour danser sur de vieux airs de Nina Simone et effectuer des concours de glissade en chaussettes sur le parquet verni. On finit par terre, en un tas informe et gloussant. Alice me fait soudain un sourire malicieux et me demande :
« On monte ? »
Mon cœur me saute dans la gorge.
« Où ça ? dis-je, perplexe et excité.
— Suis-moi et tu verras. » Elle grimpe l’escalier à quatre pattes et me crie : « Dans ta chambre dans deux minutes. Apporte le vin ! »
Du calme. Concentre-toi.
Je vais à l’évier où je pousse le wok de cuisson du riz pour m’asperger le visage. J’ai besoin de me désenivrer, mais aussi de m’assurer que je ne rêve pas. Puis je monte en emportant la bouteille de vin et nos deux verres à moitié pleins que je tiens en équilibre précaire du bout des doigts.
Elle n’est pas encore dans ma chambre. Je vais donc au lavabo me brosser les dents en catimini, guettant le bruit de ses pas pour ne pas être surpris à jouer les séducteurs de bazar. Quand je l’entends, je crache vite, éteins la lumière au-dessus de la cuvette et me jette sur le lit en prenant une pose nonchalante pour l’accueillir.
« Ta, tatata ! » trompette-t-elle.
Alice est plantée sur le seuil, les bras levés comme si elle brandissait un oscar qu’elle venait de recevoir. Sauf que je ne sais pas ce que je dois regarder. Ses seins ? Espérant contre tout espoir, je suis en train de me demander si elle n’a pas enfilé des sous-vêtements sexy quand je vois le Riz-Lacroix dans une main, et un minuscule paquet sous cellophane dans l’autre.
« Qu’est-ce que c’est ? demandé-je.
— Une dope dynamite. On ne peut pas la fumer en bas car Michael a un flair de chien renifleur. La tolérance de mon bobo de père a ses limites. » Elle attrape sur une des étagères de la bibliothèque un livre de l’auteur de best-sellers pour enfants Richard Scarry (It’s a Busy, Busy World) et entreprend de rouler le joint dessus.
« Et ta mère ?
— C’est elle qui me procure l’herbe. Elle l’achète à un taré, là-bas au village. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? La ménagère flippée doit remplir le vide de ses journées. “Ce truc est explosif. Sensssasss…” » Oh, non, pour se livrer à une petite parodie, elle prend un accent jamaïcain mâtiné de terroir anglais : « Yeah, mon, you’ll get high with one taff idi strong ganja[24]. » Arrête ça, Alice ! Pour la première fois que je la connais, j’ai honte pour elle. Elle allume le joint et inhale à fond, retenant la fumée dans ses poumons en roulant des yeux, puis elle arrondit la bouche et souffle la fumée en direction de l’abat-jour en papier. Je me demande si la marijuana est un aphrodisiaque.
Elle me regarde d’un œil indolent (l’autre est fermé) et m’offre le joint comme si elle me mettait au défi. C’en est un.
« Ton tour, Bri.
— Je ne peux pas, Alice.
— Pourquoi ? Tu n’as pas envie de planer, Bri ? »
Cette idée la fait hurler de rire et elle se cogne le crâne contre la tête de lit.
« Je voudrais bien planer, mais je n’ai jamais fumé de ma vie, pas même du tabac. Je suis nul : je n’arriverai même pas à avaler la fumée sans cracher mes poumons. » En réalité, me mettre à fumer était ce que je projetais de faire une fois à la fac, comme lire Don Quichotte jusqu’au bout, me laisser pousser la barbe et apprendre à jouer du saxophone alto, mais je n’en ai jamais trouvé le temps.
« Tu es un drôle de mec, tu sais, Brian Jackson ? (Elle est soudain sérieuse.) Comment peut-on ne pas fumer ! Fumer, c’est ce que je sais le mieux faire, je dirais. Bon, après… tu vois ce que je veux dire. (Nouveau clin d’œil las. La marijuana est à coup sûr un aphrodisiaque.) Bon, dans ce cas, on va essayer quelque chose d’un peu plus provocant. Mais d’abord, musique. » Elle vacille jusqu’à sa vieille mini-cassette de gosse, où son prénom, « Alice », est marqué au Tipp-Ex, fouille dans un tiroir de son bureau, insère une cassette et appuie sur « Lecture ». C’est, je crois, Brian Cant qui chante A Froggy Went A Courtin’[25].
« Waouh ! j’ai un flash proustien, dit Alice. Cette chanson, c’est toute mon enfance. Putain, je l’aime, je l’adore. Pas toi ? Bon, passons aux choses sérieuses. Tiens-toi droit. » Elle me fait m’agenouiller sur le lit en face d’elle, son visage à la hauteur du mien, très, très proche.
« Bon, mets tes mains là (les prenant par les poignets, elle les place derrière son dos). Entrouvre ta bouche en arrondissant les lèvres… oui, comme ça. » Sa propre bouche est toute proche, je sens dans son souffle l’odeur sucrée du soja et du gingembre. Puis, du pouce et du majeur, elle me pince les joues, ce qui accentue grotesquement la moue qu’elle m’a imposée.
« Froggy went a courtin’, he did ride, uh-huh… »
— Maintenant, ce que tu vas recevoir, Mister Brian Jackson, s’appelle un retour de souffle (rien à voir avec ce que tu crois, alors pas de pensées polissonnes). Je vais expirer la fumée dans ta bouche, tu vas inhaler profondément et tu ne tousseras pas, d’accord ? Je te l’interdis. Tu vas au contraire retenir la bouffée aussi longtemps que tes poumons le pourront. Compris ?
25