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Le jour se levait, sombre, et l’air collait à la peau. J’envoyai valdinguer les fleurs, ôtai mon cuir et, l’orage tropical passant, me dirigeai vers l’arrêt de bus, rudement désert. Ça sentait fort la pluie, la mer, les feuilles, c’était étrange de se retrouver seul à l’aube moite, attendant un bus pour Papeete. Il arriva bientôt, du reggae plein les enceintes, conduit par un métis à dreadlocks défoncé à la ganja locale qu’il fumait, hilare, au volant de son engin.

« Hey man, comment ça va ? »

On était deux dans le bus, lui et moi. Je tirai une taffe de son pétard, pour faire plaisir. Les palmiers s’époussetaient dans la brise et tous les décalages horaires me tombèrent dessus en même temps. Je pris un café dans un bistrot de la capitale, vis le prix du paquet de cigarettes, une fortune ; après avoir ôté mes santiags pour tremper mes pieds dans le lagon, je décidai de quitter le paradis sur terre au plus vite. Coup de chance, il y avait un vol le soir même pour Auckland.

J’arrivai ainsi à minuit en Nouvelle-Zélande, les mains dans les poches. Personne ne m’attendait à l’aéroport. À la décharge d’Éléphant-Souriant, j’avais envoyé une lettre un mois plus tôt chez sa tante, chez qui il résidait, pour le prévenir de mon arrivée « début janvier », sans plus de précisions sur la date exacte. Je changeai de l’argent pour appeler depuis une cabine téléphonique et, miracle, tombai sur mon ami, sur le point de se coucher. Au début, il crut à une blague.

Comme la moitié de son nom l’indique, Éléphant-Souriant a depuis tout petit un grand nez ; pour le reste, il a l’indolence des grands animaux, une intelligence et une gentillesse naturelles qui le dispensent de tout rapport de force. Il arriva une demi-heure plus tard sur une SR Yamaha, bronzé, son sempiternel sourire un peu gêné aux lèvres. Guère encombrés par mes bagages, on a foncé dans la nuit jusqu’à son domicile de West Coast Road, en plein bush néo-zélandais.

Je sens encore l’odeur de notre chambre en préfabriqué au milieu des ponga géants, de la home brew, la bière maison qu’on y faisait fermenter, l’odeur de la pluie quand elle tombait sur notre cabane, Éléphant-Souriant lisant sur son lit lors des moments de calme, moi gribouillant mes histoires sur mes carnets, et ce sentiment unique d’être perdus au bout du monde. Un appel à l’étranger depuis le téléphone (fixe) coûtait si cher qu’il interdisait toutes communications avec la France, il n’y avait pas d’ordinateurs, d’Internet, de réseaux sociaux, de smartphones, d’infos en direct ni aucune connexion au reste de la planète ; nos lettres partaient de temps en temps par bateau vers la lointaine Europe, et il fallait environ un mois pour recevoir une réponse. Chacune d’entre elles valait de l’or.

La Nouvelle-Zélande était belle comme je me l’imaginais, pays du « long nuage blanc » avec ses plages immenses et vides, son Pacifique capricieux, ses oiseaux marins aux envolées spectaculaires entre les falaises et les flots.

Éléphant-Souriant séjournait là depuis trois mois. Sa tante française m’accueillit à bras ouverts. Elle avait trois enfants marrants et un mari pompier qui, ayant été exposé à des gaz toxiques, n’était plus en état de travailler. Géant hirsute, il errait parfois dans la maison, guerrier du feu silencieux, ou alors en connexion basse avec sa pauvre tête. Ils habitaient à vingt minutes à moto d’Auckland, une maison sur pilotis au cœur du bush, et nous occupions une cabane indépendante parmi la végétation.

Éléphant-Souriant m’amena chez des amis locaux, des bushmen blancs, des Pakehas, dans une maison en bois raisonnée qui sentait la cire et la chaussette, bio avant l’heure. J’y goûtai du maïs à la broche, des céréales… Les Pakehas de West Coast Road avaient les cheveux longs, des vêtements amples aux couleurs pastel, même Éléphant-Souriant, après trois mois de ce régime, avait des bouclettes qui pointaient dans le cou.

Une semaine était passée, je n’avais toujours aucune nouvelle de mon bagage fugueur et commençai à m’impatienter : son pays de baba-cool était sympathique, avec ses rôtis de courges et ses plages fouettées par le vent des grandes solitudes, mais je n’avais pas traversé le monde avec mes projets de roman pour passer des soirées en chaussettes chez des vieux accros au tofu. Il me fallait de la vie, des gens pour nourrir mes histoires, des décors urbains, de la jeunesse pour étincelle à mon baril de vie.

Au départ, ce fut un désastre : nous arpentions les rues d’Auckland en long en large et en travers et ne trouvions que des femmes d’un autre âge habillées comme des reines d’Angleterre prenant le frais sur des bancs, des types en short, d’autres en cravate qui sortaient des banques, mais rien qui puisse ressembler à des jeunes, même de dos.

Après un mois d’exploration tous azimuts de la seule grande ville de Nouvelle-Zélande et de ses environs, le fiasco était total. On s’était fait jeter des bars maoris par les videurs, « des petits Pakehas comme vous, les gars du coin s’en servent pour décapsuler leur bière », les autres bistrots nous rebutaient avec leurs télés allumées et l’ambiance blafarde qui allait avec, nous n’avions pas d’argent pour traîner au restaurant — ça tombait bien, il n’y en avait pas, sauf des fast-foods — et aucune idée pour sortir de ce guêpier.

Notre billet open donnant accès à l’Australie, on commençait à se dire qu’on serait aussi bien à Sydney, jusqu’au jour où nous entrâmes au Cornerbar de Shortland Street.

Kieren, le barman, suivait des études de droit, parlait le grec, le chinois et un peu français. Deux heures après notre arrivée, ayant liquidé la bouteille de Pernod couverte de poussière qui traînait sur l’étagère, nous étions si soûls que Kieren déclara, solennel, qu’à partir de maintenant, et ceci jusqu’à la fin de notre séjour, tous nos verres seraient « under the table ».

Ça voulait dire gratis. Avec mon dollar par jour et vu le débit moyen du Breton, l’économie valait fortune.

Nous revînmes le soir même, après une sieste réparatrice dans le bush, et un pan entier de ma vie bascula comme un bloc de glace se détache d’un iceberg. Je ne savais pas encore que le Cornerbar de l’Hotel DeBrett serait le lieu où mes futurs héros néo-zélandais achèveraient leurs nuits sous les coups du désespoir.

C’est à peine si on pouvait entrer tellement il y avait de monde, des dizaines de jeunes dans un brouhaha joyeux et vitaminé qui marquait la rentrée des classes. J’avais juste eu le temps de poser mon casque que mon cœur, soudain, s’arrêta de battre. Entre les têtes des buveurs, je venais de croiser le regard d’une femme : vert, serti d’éclairs dorés qui me foudroyèrent littéralement. Je tombai fou, à l’instant même, fou amoureux de cette apparition.

Elle aussi m’avait vu, tremblant immobile du côté de la vitrine, recomptant les petits bouts de moi perdus au fond d’elle qui, contre toute attente, traversa la foule pour me rejoindre.

« Excuse, je vais poser mon sac dans le coin », me dit-elle avec un léger sourire.

Son visage, sa voix, son allure, je ne sais quoi de destroy dans l’expression de ses yeux, elle était mon double féminin, un motif à tous les coups de rasoir que je m’infligeais pour expier la rage qui brûlait mes veines, l’héroïne pure d’une histoire que je n’avais pas encore écrite. Je ne sus que bredouiller, inconscient des mots qui s’échappaient de ma bouche comme des démons d’amour.