Выбрать главу

Lors de nos contacts par réseaux sociaux, j’appris en effet qu’elle venait d’avoir un terrible accident de voiture : alors qu’elle conduisait sur l’autoroute, une pluie de grêlons gros comme des poings s’était soudain abattue sur elle, qui avait perdu le contrôle du véhicule, une jambe et les côtes brisées dans l’accident.

Je ne savais trop quoi en penser — sinon que bien des choses nous échappent. Mais les mésaventures de Poca quant à son devenir machi m’inspirèrent le personnage de Gabriela, jeune vidéaste mapuche exilée à Santiago et étudiante militante.

Esteban Roz-Tagle serait son alter ego masculin, fils d’une des plus grosses fortunes du Chili, un avocat spécialisé dans les « causes perdues » et surtout dans le sabotage de sa vie pour se venger de ses biens trop mal acquis. D’une désinvolture passionnellement suicidaire, Esteban a le comportement anarchiste de Belmondo dans Pierrot le fou, se trimballe pieds nus dans son Aston Martin et écrit sous drogue et en secret des contes morbides où la poésie caresse l’ultra-violence. Un type que j’aimais bien.

Un autre personnage central émergea vite, Stefano, un ancien du MIR (la gauche révolutionnaire) chargé de la protection d’Allende qui, après avoir réussi à fuir le palais présidentiel bombardé lors du coup d’État de Pinochet et un long exil en France, est revenu à Santiago pour monter un petit cinéma de quartier. Il vit depuis avec Gabriela, qu’il considère comme la fille qu’il n’a jamais eue. Stefano aussi est un désillusionné de l’amour.

L’histoire de Condor commence à La Victoria, la banlieue déshéritée de la capitale, symbole de la résistance à la dictature. Gabriela et Stefano passent un film dans l’église de leur ami curé, le vieux Patricio, quand on découvre le corps du fils d’un ami sur un terrain vague ; c’est le quatrième adolescent qu’on retrouve en dix jours, sans explication. Gabriela, qui filme tout avec sa GoPro, découvre des traces de poudre blanche sous les narines de la jeune victime : de la cocaïne ?

Contacté par Gabriela, Esteban se prend d’une passion suspecte pour cette « cause perdue », embarque la vidéaste dans son Aston Martin et son délire de gosse de riches anéanti de l’intérieur. Leur première journée ensemble les voit enquêter à La Victoria, ferrailler avec les carabiniers, demander en vain l’aide du père d’Esteban, qui possède la moitié des médias du pays, boire du pisco sour au-delà du raisonnable et se réveiller le lendemain matin sur une plage isolée à soixante kilomètres de Santiago… Les rouleaux se fracassent sur le rivage, ils n’ont aucun souvenir de ce qui a pu se passer mais la robe de Gabriela est trempée : qu’ont-ils fait de leur nuit ? Il s’est passé quelque chose d’étrange, l’apprentie machi le sent, comme un mauvais rêve.

Quand ils rentrent à Santiago, Esteban apprend que son associé, Edwards, a été retrouvé mort au pied d’une falaise après une dispute avec sa femme…

Après deux ans de documentation et d’écriture intensive, il était temps de retourner sur les lieux du crime. Une équipe d’amis partiellement renouvelée m’accompagna au Chili. Outre Clope-Dur et Loutre-Bouclée, deux nouveaux équipiers seraient du voyage : Chorizo-Bouillant, vidéaste-photographe dont le nez, s’il rougissait vite au soleil, ne l’empêchait pas de jouer les jolis cœurs auprès de ces dames, et un musicien fan de films japonais et d’horreur, guitariste noise hors pair dont la musique pourrait se comparer à un ippon sanglant.

Ippon-Sanglant n’avait pas beaucoup voyagé, commençait sa journée en disant « Oh, putain… » comme si le ciel lui était tombé sur la tête durant la nuit, un gars sensible, qu’il faudrait gérer. Comme la Bête, quoique dans un style moins rugueux, Ippon-Sanglant ne songerait pas à ouvrir une carte (il savait à peine où il allait tout seul, alors avec les autres…), mais je faisais confiance à Clope-Dur et Chorizo-Bouillant pour m’aider à baliser le terrain.

Voyager avec ses amis, outre le plaisir d’être ensemble, est aussi l’occasion pour chacun de ramener de la matière pour ses créations ou l’éventualité d’une collaboration : photos, vidéo, musique, sculptures, peintures, sons, carnets de voyage, toutes les idées sont bienvenues. Nous avions convenu de partir cinq semaines, de Santiago jusqu’au désert d’Atacama, un road trip de milliers de kilomètres. J’avais des contacts sur place, des lieux à visiter, avec en point d’orgue le désert d’altitude où volaient les condors…

Débarqués à Santiago à la fin de l’été, nous retrouvâmes Poca dans un appartement de la rue Carmen loué pour la semaine. La jeune Mapuche n’avait pas changé depuis quatre ans, sourires et blagues à l’affût, la capitale chilienne non plus, avec son tout-bagnole, sa pollution endémique et ses bâtiments austères.

Nous sortîmes boire quelques pisco sour dans le quartier Bellavista, celui des jeunes branchés et des touristes en goguette, où quelques maisons colorées détonnaient dans le morne paysage urbain. Quel contraste avec Buenos Aires, son Niceto Club et ses soirées racées : El Chocolate, la boîte à la mode de Bellavista, avait un service d’ordre de men in black avec oreillette et fouille des sacs. Le spectacle musical du soir était un boys band en marinière affublé de danseuses brésiliennes made in Bangladesh dont la sensualité dépassionnée rappelait le saucisson sec. Cela ne nous empêcha pas de danser n’importe comment avant de finir dans un bar clandestin où, jouant au chat et à la souris avec les patrouilles de police qui chassaient les noctambules, nous pûmes nous mêler aux dépravés locaux.

Si on sent le pouls d’un pays à la manière dont les jeunes font la fête, l’Argentine menait 3 à 0 face au Chili. Grâce à l’abnégation des Grand-Mères de la place de Mai, les premiers avaient fini par juger leurs bourreaux — Videla venait de mourir en prison —, les seconds, malgré un gouvernement socialiste, avaient fait des obsèques quasi nationales à Pinochet.

Cela se ressentait dans les petits détails de la vie, des chaînes de magasins appartenant à la veuve du dictateur au climat de peur distillé par des médias aux discours sécuritaires. Dans une chouette boîte de nuit à ciel ouvert, on avait même rencontré un rasta nostalgique du vieux général — « Au moins avec lui, il y avait de l’ordre ! ».

Pénible.

Heureusement il y avait Cacho.

Cacho avait été le charismatique chanteur des Corazón rebelde, un groupe de rock chilien exilé en France dans les années 1980, influence Clash, qui avait lui aussi rythmé mon adolescence. C’était drôle de se rencontrer trente ans plus tard à Santiago, épicentre de leurs chansons protestataires, pour l’écriture d’un de mes livres traitant de la même dictature. Un cadeau de la vie, fille bleue du ciel.

Cacho avait perdu quelques cheveux mais pas son humour ni sa fibre musicale. Revenu au pays dans les années 2000 pour échapper à la déchéance programmée des rockers vieillissants, Cacho s’était marié avec une proche de Michelle Bachelet, qui venait d’être réélue comme présidente, et connaissait bien la politique de son pays. Un ami précieux qui nous permit de visiter en privé le palais de La Moneda où Allende s’était suicidé quarante ans plus tôt, bombardé par l’aviation de sa propre armée. Un moment émouvant qui me poussa dans le fauteuil vide de la présidence pour un discours enflammé (« El pueblo unido jamás será vencido ! »), sous l’œil quelque peu circonspect de notre guide. Les gardes en pompon faisaient carrément la gueule.

Après une semaine à Santiago, j’avais trouvé les lieux de débauche où Gabriela et Esteban perdaient pied avec le réel — El Chocolate et le bar clandestin de Bellavista — avant de se réveiller sur la plage, le quartier coloré de Brasil où Stefano avait monté l’un des rares cinémas d’art et d’essai de la ville, la rue Carmen où les avocats associés avaient monté leur cabinet, le décor de plusieurs scènes transitoires. Enfin nous partîmes plein nord, le long de la Panaméricaine qui longeait le couloir chilien.