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Piñera (qui entre autres possédait une banque, relais indispensable pour les fameux prêts étudiants) et ses ministres affairistes avaient tenté d’étouffer la contestation, mais les grèves avaient duré toute l’année. Les leaders étudiants avaient répondu à l’arrogance des politiques, qui les traitaient « d’enfants aux idées archaïques », en entraînant la société dans leur combat.

Comme tout le monde, j’étais tombé amoureux de Camila Vallejo, la charismatique présidente d’un syndicat étudiant lors des révoltes de 2011 : intelligence vive, regard déterminé, belle comme un cœur pur, les cravatés de Piñera passaient pour des marques de lave-vaisselle à côté de Camila. J’intégrai son avatar dans Condor : Gabriela filmant les manifestations étudiantes sans lâcher d’une semelle la jeune icône, je leur inventai une liaison sans lendemain mais non sans tendresse. Une façon de rendre hommage à la jeunesse chilienne, dont je partage les idéaux « archaïques » (le droit à l’enseignement).

Michelle Bachelet avait gagné les élections sur le thème de l’éducation mais tout le monde se méfiait des promesses : alors que nous y étions, une première manifestation avait lieu à Santiago, tout près de chez nous, pour que le nouveau gouvernement engage les réformes promises.

La manifestation avait lieu Plaza Italia. « La marche de toutes les marches », disaient les tracts.

À voir les matraques des voltigeurs à moto, les camions blindés et l’armada de guerre déployée aux alentours, on s’attendait à une foule énorme ; ils étaient tout au plus une dizaine de milliers réunis sur la place centrale de Santiago, une manif plutôt bon enfant avec des danses, de la musique et des chorégraphies pour égayer le cortège. Défenseurs des droits de l’homme, du peuple mapuche, des homosexuels, de l’écologie, mais aussi des animaux utilisés dans les labos, du cannabis, du club de foot Colo-Colo, on manifestait pour un peu tout et n’importe quoi.

Aucune trace de Camila Vallejo ni des syndicats étudiants. Qu’importe, il faisait chaud, les jeunes étaient remontés et le joyeux tintamarre contrastait avec les hélicoptères qui vrombissaient dans le ciel grisonnant. Nous suivîmes le cortège jusqu’à la Plaza de la Constitución, où attendait une sono vraiment pourrie. Drag-queens, queers, trav’, la manifestation se terminait dans une ambiance festive, jusqu’au coup de semonce des forces spéciales.

« Le show est fini ! hurlaient les haut-parleurs. Rentrez chez vous ! »

Comparer une manifestation à un show était une provocation de paco (les flics), et une menace : ils chargèrent soudain dans tous les sens, pour effrayer le troupeau, avant de disperser les récalcitrants aux gaz lacrymogènes. La routine.

Quant à Camila Vallejo, devenue députée à trente ans sous l’étendard d’un nouveau parti alternatif, « Révolution démocratique », j’appris par Cacho qu’elle et les syndicats négociaient avec la présidente pour une réforme radicale de l’éducation.

¡Viva Chile mierda !

Nous partîmes de bon matin (midi et demi) à La Victoria, où j’avais rendez-vous à seize heures avec sœur María Inés, qui vivait depuis toujours dans le quartier… Connaissant le passé sulfureux de La Victoria, je m’attendais à entrer en territoire hostile mais découvris une petite banlieue à l’aspect tranquille, avec des maisons modestes aux toits de tôle ondulée, des cabanes en ciment, des kioscos d’où s’échappait du tango, quelques charrettes à métaux tirées par des mines curieuses, une église blanche au Jésus peint sur des murs colorés — guitares, colombe, bougie, croix, un climat de paix et de bienvenue —, des rues défoncées mais bétonnées et arborées, des bougainvilliers et même une petite fille à vélo, visiblement intriguée par l’élégance parisienne de Loutre-Bouclée à nos côtés.

Certes les maisons étaient protégées par des barbelés, les fresques peintes sur des murs décatis retraçaient les combats de la population contre les militaires, les chiens étaient en piteux état, mais l’atmosphère à La Victoria était détendue en ce dimanche de fin d’été.

Nous nous étions tout de même concertés, notamment avec Longue-Figure et Chorizo-Bouillant, qui venaient ici avec leurs appareils photo : discret avec le matos, histoire de ne pas attiser les convoitises. On voyait bien que les noms et les visages des martyrs peints sur les murs n’avaient pas tous été tués par les carabiniers, ça sentait plutôt le règlement de comptes pour des histoires de dope. Prudence, donc. Nous observions le siège du Parti communiste, une baraque de bric et de broc qui faisait aussi office de centre culturel, quand la famille qui déjeunait en face nous invita à entrer. La porte de leur maison était ouverte, ils finissaient de manger et proposaient de partager un verre.

Loutre-Bouclée eut le droit à des compliments sur sa beauté avant de partager un verre de Pschitt citron. Déclinaison de la nationalité, rires collégiaux, questions-réponses, re-blagues, les adolescentes pouffaient, Chorizo-Bouillant faisait le joli cœur français, Ippon-Sanglant marmonnait la tête cachée dans ses mains — « Putain… Oh putain, ils sont sympas ces gens… » —, puis photo de famille devant la maison, les bras sur les épaules comme de vieux copains, une série d’abrazos appuyés au moment de se quitter : les gens de La Victoria n’avaient qu’un soda à partager avec des étrangers mais ça leur faisait plaisir. À nous aussi.

Seize heures sonnèrent, le moment du rendez-vous avec sœur María Inés.

Elle et son amie Donata appartenaient à la congrégation des Frères de Foucauld, une fraternité extraterritoriale proche des plus pauvres, peu importe où dans le monde. María Inés était arrivée au Chili en 1952, elle avait aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, dont plus de cinquante passés à La Victoria. Une jolie femme, très classe dans son genre, le regard et l’esprit toujours vifs, cependant affligée d’une surdité qui l’agaçait au plus haut point.

« ¿ QUÉ PIENSA DE LA SITUACIÓN EN LA VICTORIA DESPUÉS DE VEINTE AÑOS DE DEMOCRACIA ? » lui assénai-je, prévenu de ses problèmes.

María Inés se tourna vers Donata, qui faisait l’assistance.

« ¿ Qué dice ? »

Dépitée par sa vieillerie mais pleine de ressort, la jolie sœur commença à nous parler de son quartier, dans un français impeccable, appris auprès des frères Pierre Dubois et André Jarlan. María Inés ne cachait pas son amertume : certes le temps de la dictature avait été affreux, que de violence et de morts ! mais les gens étaient solidaires. Ils avaient lutté pied à pied contre les carabiniers de Pinochet et payé le prix fort. Or, en arrivant au pouvoir, la Concertation (l’union des partis démocratiques) n’avait eu aucune reconnaissance pour leur lutte.

Pas un mot.

On avait considéré les gens des poblaciones comme des laissés-pour-compte, eux qui avaient le plus souffert de la répression, avant de reprendre les affaires. La collusion des secteurs publics et privés pour la privatisation de la vie en commun, la subordination de l’État au monde de l’entreprise et de la finance, les abus des pouvoirs économique et médiatique, María Inés gardait une colère distanciée mais intacte.

« Ils ont privatisé la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications ; et puis ils ont privatisé la Concertation… Tout a été vendu, conclut-elle, même le présent. »

Sœur Donata, montée sur ressort, approuvait. La démocratie avait apporté les écrans plats dans le quartier, les portables et la drogue, de la pasta base, résidus de cocaïne et autres sous-merdes chimiques, qui ravageait les jeunes.