Выбрать главу

Comme c’était un des sujets de mon livre, María Inés proposa qu’on visite la maison où leur ami André avait trouvé la mort. C’était un quartier où on vendait la drogue de la main à la main dans la rue, avec des types en béquilles aux dents pourries qui mendiaient de quoi griller leurs derniers circuits.

« Un fléau », assurait la sœur, que tout le monde saluait au passage. « Les carabiniers ? Ils regardent ailleurs. Ou ils trafiquent avec eux. Enfin, c’est ce qu’on dit. »

Voilà qui donnait de l’eau au moulin de Condor. Mais à la différence des townships sud-africains où j’avais réussi à me présenter au bureau du commissariat pour interroger des policiers, je sentais bien que les carabiniers de La Victoria m’enverraient sur les roses, avec ou sans le soutien des sœurs.

Nous visitâmes la maison d’André Jarlan. La balle d’un carabinier, qui visait un journaliste participant à une énième protestation, avait ricoché sur un arbre avant de transpercer le mur en bois de sa maison, et le crâne du curé, assis à son bureau.

Tout le monde l’adorait dans le quartier. Les carabiniers impliqués avaient posé un journal d’opposition sur la Bible que lisait le curé au moment de sa mort, pour camoufler leur bavure — les assassins sont souvent des abrutis. Aujourd’hui André Jarlan était le nom d’un parc en bordure de La Victoria, mais le souvenir de cet homme d’exception laissait María Inés bien triste.

Enfin, on est allés bras dessus bras dessous à la chaîne de télévision locale, Señal 3, associative et bénévole.

Trentenaire barbu et jovial, Cristian nous accueillit dans son antre, une simple maison aménagée. Grâce à son antenne de dix-sept mètres, Señal 3 émettait à neuf kilomètres à la ronde, en plus de capter Internet. Il y avait un petit plateau d’enregistrement, un studio radio couvert d’affiches dont la plupart nous étaient familières (Señal 3 était même associée au Quartz, une salle de Brest !), et une bibliothèque de vidéos VHS qui constituait la mémoire vive de La Victoria : toma, protestas, émeutes, tout était consigné sur les étagères de la télé communautaire. Il y avait aussi une salle avec des ordinateurs, pour former les jeunes du quartier à l’informatique. Señal 3 avait été attaquée de nuit par des carabiniers qui avaient tout détruit, sauf un ordinateur que Cristian avait sauvé en s’enfuyant.

« Oui, confirma-t-il dans un sourire malin. Ce n’était pas les carabiniers de La Victoria mais ceux d’un autre quartier qui ont débarqué, pour éviter les représailles. Mais ils avaient l’air défoncés lors de l’attaque : les yeux rouges, complètement survoltés. Défoncés, quoi. »

Ma cervelle carburait en mode polar. Gabriela apprendrait le montage vidéo avec Cristian, dans cette salle. Le rédacteur l’accueillant lors de son arrivée à Santiago, Gabriela soulèverait des montagnes pour rendre justice à son fils, tué par la drogue…

Le crépuscule tombait sur les façades colorées de la población ; voulant profiter de la lumière, Longue-Figure et Chorizo-Bouillant restèrent en arrière pendant qu’on raccompagnait les sœurs chez elles pour un dernier thé. Nous discutâmes encore une heure ensemble, un échange animé, complice, instructif, joyeux malgré l’adversité.

Une heure, ça commençait à faire long pour les dernières photos. Je sortis fumer une cigarette quand Chorizo-Bouillant arriva, livide, les mains dans les poches.

« Je viens de me faire braquer mon appareil, dit-il, exsangue. Avec un flingue. »

Chorizo-Bouillant n’en menait pas large, il y avait de quoi : la vue d’un pistolet fait plutôt froid dans le dos et son matériel professionnel valait son pesant d’or pour un intermittent du spectacle. Les sœurs étaient catastrophées, affreusement désolées pour nous, la drogue bien sûr, c’est pour ça qu’elle disait à leur famille de ne pas venir les voir à La Victoria, pour qu’il n’y ait pas de drame. Les pauvres femmes en avaient les larmes aux yeux.

Nous étions tous navrés pour Chorizo-Bouillant, qui en plus avait fait de super images pour notre projet de livre de photos autour du voyage au Chili. Longue-Figure, qui comme d’habitude planait à quinze mille lors du braquage, traînant quelque part au coin d’une rue, revint avec une piste : « El Chuque. »

Une vieille femme, témoin du vol, avait vociféré ce nom.

« C’est encore El Chuque : allez le dénoncer à la police, une fois pour toutes ! »

« El Chuque », un surnom en référence à la poupée sanglante d’un film d’horreur. J’avais enfin un prétexte pour aller visiter les carabiniers de La Victoria.

Un mirador doté d’une meurtrière constituait l’entrée du commissariat de La Victoria, un bâtiment de brique cerné de hauts grillages. La nuit tombait et l’arrivée de Français souhaitant porter plainte pour vol à main armée ne semblait intéresser personne. Occupés à se passer en revue dans leur uniforme et leur gilet pare-balles, l’attitude des carabiniers oscillait entre Full Metal Jacket et La Septième Compagnie. Nous finîmes malgré tout dans le bureau du chef, un grand type à nuque rase, qui écouta nos mésaventures en barrant des lignes de son cahier à la règle. Quand il daigna relever les yeux, il était clair qu’il connaissait El Chuque et que notre histoire le faisait chier.

Plutôt que de chercher à retrouver le coupable, le chef des carabiniers grommelait — « Qu’est-ce que vous foutez ici, aussi ? C’est pas un quartier pour les touristes ! » Je n’expliquai pas les raisons de ma présence à La Victoria, mais voyant que les carabiniers n’avaient aucune envie d’attraper le voleur, je leur révélai le prix de l’appareil photo de Chorizo-Bouillant.

« Deux mille euros ? Ça fait combien en dollars ?

— Deux mille cinq cents.

— … ! »

Ça fit comme un bruit de machine à sous dans leur cerveau. Soudain remontés comme des pendules, les carabiniers embarquèrent nos deux photographes dans une voiture de police pour retrouver l’appareil avant qu’il ne se transforme en pasta base.

Ils finirent par coincer deux jeunes que Chorizo-Bouillant avait photographiés plus tôt devant les fresques, lesquels nièrent en bloc : ils n’avaient pas prévenu El Chuque qu’un touriste isolé traînait dans le quartier avec du matériel, quant au braqueur présumé, il n’était pas rentré du stade où il avait passé l’après-midi.

Les carabiniers grognaient, mécontents, sûrs qu’en récupérant l’appareil photo volé par El Chuque, ils auraient pu le refourguer à un bon prix et se partager les dividendes. Ils s’en foutaient complètement, de notre Chorizo…

En attendant, j’avais mon personnage de flic véreux, le chef des carabiniers de La Victoria, et les délinquants qui sévissaient dans le quartier. La bande d’El Chuque…

Victor Jara, metteur en scène et chanteur engagé aux côtés d’Allende, avait été arrêté parmi les premiers lors du coup d’État et transféré au Stade national, où s’entassaient des milliers de sympathisants. En reconnaissant l’icône, les soldats s’étaient acharnés, lui cassant les côtes à coups de botte, puis les mains à coups de crosse, pour lui apprendre à jouer de la guitare.

Le corps brisé à défaut de l’âme, Victor Jara avait chanté a capella dans le stade où on les enfermait, entraînant les gradins à chanter avec lui. Il avait même composé un texte sur place, en attendant la mort…

Les nervis de Pinochet s’étaient vengés de l’affront en le massacrant à la mitraillette — plus de quarante impacts de balle, à bout portant.