Nous caressâmes sa tombe au cimetière général de Santiago, le cœur lourd. Victor Jara était un des héros posthumes du roman qui m’avait mené là, le double d’Esteban, qui perpétuait l’écho du chanteur assassiné dans ses écrits de bord de mer. « L’Infini cassé » — ce texte poétique glissé dans Condor — lui serait en partie dédié, par le prisme de mon avocat et écrivain raté.
Le personnage d’Esteban s’affinait, devenait chaque jour plus complexe à mesure que je mesurais les contradictions et les sales petits secrets d’un pays sous cloche, mais il me manquait encore la scène fondatrice de son mal-être, tout ce qu’il cache sous le vernis d’avocat des causes perdues.
Les cuicos, les riches, nichaient sur les hauteurs de Santiago, échappant à la pollution endémique : une de ces villas serait celle des parents d’Esteban, Anabela et Adriano Roz-Tagle.
Avec un riant « Fuck Pin…t » gravé sur la lunette arrière de notre Chevrolet encore couverte de poussière atacamène, nous avons bravé les quartiers chics de Las Condes et La Reina où, hormis quelques coups de klaxon et une ou deux insultes, nous ne subîmes aucune attaque. Il y avait des tours de verre dans le quartier des affaires, des cliniques privées aux façades rutilantes, des condominios, ces résidences privées avec grilles électriques et barbelés, des universités high-tech avec terrains de basket, des bunkers arborés, mais pas un bar ni un restaurant où boire un verre : les riches vivaient entre eux mais pas ensemble.
Une façon de penser l’autre, applicable à la famille Roz-Tagle… Pauvre Esteban.
C’est en redescendant La Reina que nous tombâmes sur l’hôpital militaire où était mort Pinochet, un bâtiment moderne avec une piste d’atterrissage. La Villa Grimaldi, un des principaux lieux de détention, de torture et d’assassinats au temps de la dictature, se situait presque en face.
Le site, dont les murs suintaient l’horreur, avait été rasé pour devenir un lieu de mémoire. Ils avaient été des milliers à passer là, entre les mains de la DINA. Lits électrifiés où les militaires les attachaient, électrodes posées sur les parties génitales, baignoires où on les étouffait, prisonniers jetés des hélicoptères avec des rails en guise de lest, je visitai les lieux avec un certain goût de fer, mais, comme disait Yvonne, il ne fallait pas mal interpréter.
L’atmosphère était pesante dans les jardins de la Villa Grimaldi, avec les noms des personnes torturées sur les murs et son petit musée de photos noir et blanc, qui donnait un visage à chaque disparu. Il y en avait des centaines, accolées les unes aux autres, des jeunes pour la plupart, qui avaient cru qu’une autre démocratie était possible… Mon regard s’arrêta sur le visage d’une femme, Catelina Ester Galeno, une jeune brune au visage follement gai, avec ses cheveux courts à la garçonne et son sourire pétillant de jeunesse…
Dans un livre, Sans blessures apparentes, le grand reporter Jean-Paul Mari raconte comment certains soldats en situation de guerre peuvent encaisser les pires atrocités sans broncher, et soudain s’écrouler psychiquement à la vision d’un mort, ou plutôt en reconnaissant le visage de la mort, qui dès lors devient la leur — des soldats qui souvent se suicident en rentrant chez eux, déjà morts depuis longtemps.
On peut tomber foudroyé devant le visage d’une femme torturée à mort. Le sourire noir et blanc de Catelina Ester Galeno était celui d’une sœur, d’une amie chère, d’un amour en devenir.
Les roses du jardin de la Villa Grimaldi portaient toutes le nom d’une femme disparue : je retrouvai Catelina parmi les fleurs du parterre, le cœur dans la gorge. Je m’allongeai une heure dans l’herbe du parc, avec mon carnet de notes, le temps d’encaisser le coup.
Ce choc émotionnel serait celui qu’éprouverait Esteban en visitant le lieu de mémoire, découvrant à travers le visage de Catelina l’étendue du mensonge, toutes les vipères que sa classe sociale lui avait fait avaler depuis l’enfance, puis à l’université. Il saboterait alors sa carrière et sa vie pour salir le nom de ses parents, leurs amis si accommodants avec la dictature, avec un panache aussi dérisoire que désespéré.
J’écrirais mon livre pour Catelina et Victor Jara, jeunesse assassinée. Esteban écrirait pour eux « L’Infini cassé », la pierre angulaire de leur histoire, celle du Chili.
Condor, mon bel oiseau de malheur.
Paris — Puerto Lopez[10]
Le Pacifique déroule ses vagues sur la plage de Puerto Lopez. Peu de touristes encore, c’est la crise ici aussi, en Équateur ; la promenade de bord de mer est en travaux, sans date de finition, coupée par les fondations d’un hôtel qui engagera quelques locaux à défaut de les loger. Des frégates filent en escadrilles sur la crête des vagues pour le seul plaisir de voler, dédaignant le chalutier qui rentre pourtant à plein vers le port, de l’autre côté de la baie.
Je pense toujours à mon ami Marc, disparu en mer voilà maintenant dix ans. Les gens ne sont tout à fait morts qu’une fois oubliés. Marc vit dans mon livre, le prochain, et deviendra ainsi immortel, miracle testamentaire du caractère imprimé… Piètre cadeau comparé à la vie perdue, mais Marc aurait apprécié le geste.
Sous ses airs de sauvage échappé de l’hôpital, c’était un littéraire. Descartes contre Pascal, Platon contre Nietzsche, combien de soirées à batailler entre deux pizzas chez Peppe et dix whiskys au Chien Jaune, le bar monté par Éléphant-Souriant en rentrant du tour du monde ? Marc avait une vraie tête de fou, surtout quand il ôtait son dentier pour effrayer les moussaillons au comptoir, mais son sourire était bon quand il cessait de jouer. Un être romanesque, qui riait avec le plus grand sérieux.
Et puis, Marc connaissait la Bête, avatar de Mc Cash…
Avant de partir en Colombie pour achever ma trilogie sud-américaine, je vais reprendre le personnage de l’ex-flic borgne, ce roman commencé à la mort de mon ami et laissé en suspens. Outre les attentats, deux événements ont marqué l’Europe au fer-blanc : le déni de démocratie infligé aux Grecs, et la gestion des réfugiés de guerre. Je tenterai de mêler les deux.
Dans Plus jamais seul, mon roman en gestation, affublé d’une fille dont il ne sait que faire, Mc Cash apprend le naufrage de son vieil ami au large de l’Espagne. Doutant d’un simple accident, il remontera la filière qui le mènera à Astypalea, une île grecque où s’échouent les réfugiés, et à son ex-femme, Angélique…
D’autres personnages m’attendent là-bas, que je ne connais pas. Ce sont eux qui me font courir. Même si aujourd’hui le monde est géographiquement fini : on ne déroule plus les cartes parcheminées sur les tables des galions, les réseaux sociaux nous permettent d’envoyer des vidéos instantanées à l’autre bout du monde, réduisant nos lignes de fuite à de simples clics, les territoires vierges ont été violés par les armées, les grandes entreprises, le tourisme de masse, les émissions de télé-réalité. Les religions interdisent de suivre les traces de Rimbaud ou Lawrence au nom d’un dieu qui, à voir ce qu’en font Daech et compagnie, ne mérite même pas une majuscule. Ce n’est pas un choc des civilisations, ces gens-là n’en veulent pas. Mais peut-être est-ce cela aujourd’hui l’aventure, se montrer libre, simplement libre.
Charlie a payé pour nous. Les jeunes aux terrasses de mon quartier ont payé pour rien. D’autres paieront encore. L’Europe se barricade, se forteresse, nos voisins sont menacés ou au bord de l’implosion, de la Russie au Sahel, épicentre francophone du chaos quand les gens fuiront bientôt et par millions la famine et la guerre. D’autres personnages naîtront de nos faillites.
10
« Nickel ! » s’enflamme mon éditrice. Après toutes les versions boiteuses que j’ai proposées — des mois que nous sommes sur ce projet de livre un peu hybride —, ça valait le coup de se creuser la tête ensemble. Je crois qu’on va aller boire un verre en terrasse pour fêter ça, tant qu’il fait beau et qu’on est vivants…