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C’était trop beau pour être vrai, du rêve en poudre, le seul capable de me faire oublier mon amour volé. Seulement Poil-de-carotte me ramena vite sur terre.

« Il faut faire attention avec ce genre de filles, me confia-t-il. C’est une droguée : elle prend des pilules, avec sa copine. Des filles louches. Tu ne devrais pas y aller…

— Ah oui ? Et… c’est quoi, comme drogue ?

— Un truc chimique dont on ne connaît pas les effets secondaires. Ça vient d’Australie, c’est nouveau, ça s’appelle de l’ecstasy. »

Je n’avais jamais entendu parler de l’ecstasy, la drogue de l’amour… J’avais Bombe-Anatomique dans la poche, qui m’attendait à La Roma, le club voisin, et, suivant le conseil frileux de mon ami Poil-de-carotte, je n’y suis pas allé[1].

Mais je compenserai ce manque coupable, bien des années plus tard…

En attendant, le temps jouait contre nous. Parti trois mois avant moi, le visa d’Éléphant-Souriant allait bientôt expirer. Nous avions cherché cent fois du travail pour obtenir un permis de séjour prolongé en Nouvelle-Zélande, sans résultat. Poil-de-carotte et les amis kiwis aussi en avaient gros sur le cœur à l’idée de se quitter…

La veille de la date fatidique, je traînais ma peine au Sirene, le night-club où les videurs maoris nous tapaient dans les mains, lorsque je la vis au détour d’un couloir.

Francesca.

Elle marchait devant moi, seule. Je l’attrapai par le bras comme une bouée de sauvetage et la tirai vers un des box à l’écart, loin de la piste de danse et surtout des regards inquisiteurs. Je ne savais pas où était ce maudit Roscoe, ni les Maoris qui gardaient ma reine en otage, j’avais Francesca en Cinémascope de l’autre côté de la table. Je lui dis que toutes mes histoires parlaient d’elle, ma muse enchanteresse, que je l’aimais à m’en démancher le cerveau, qu’Éléphant-Souriant et moi-même devions partir le lendemain mais qu’un mot d’elle suffirait à me faire rester au pays du long nuage blanc ; j’étais d’accord pour tout, tout ce qu’elle voudrait.

« Tu es fou.

— Completely », je répondis, bilingue.

Francesca me donna son adresse, curieuse de lire ces fameuses nouvelles dont elle était l’héroïne. Je vivais un temps éthéré, hors du monde, toutes les fictions ne viendraient jamais à bout de ce que je vivais avec elle, ma folie douce, j’étais capable d’extraire le dard d’une guêpe en vol, d’annuler la distance entre le coup et l’impact, pour elle, j’étais capable de toutes les dingueries… puis ils sont arrivés, les Maoris voleurs d’amour.

Ils me virent, petit renard dans le box, empoignèrent Francesca en lui ordonnant de rentrer right away, sans un mot pour moi. Un regard suffit : j’ouvrais la bouche, je devenais confetti. Je me levai malgré tout, désemparé, tandis que les colosses la tiraient vers la sortie, et croisai une dernière fois son regard aimé. Francesca échappa une seconde à ses gardes, le temps de déposer un baiser sur ma bouche, avant de brusquement disparaître, happée par les mâchoires de la jalousie. La bêtise.

Francesca.

Autant dire qu’il n’était plus question de partir. Je ne savais pas comment interpréter ce dernier baiser, adieu ou amour, l’important était de rester en Nouvelle-Zélande. J’eus une idée géniale : devenir clandestin. Sourd à mes suppliques, Éléphant-Souriant se montra malheureusement inflexible : lui aussi était triste mais il fallait partir pour Nouméa, notre prochaine destination.

La mort dans l’âme, les Kiwis nous accompagnèrent à l’aéroport d’Auckland, non sans avoir fomenté un dernier plan kamikaze… Le vol pour Nouméa était prévu à vingt heures, et une fois nos bagages enregistrés, nous retrouvâmes nos amis au bar, où une bouteille de whisky nous attendait. Éléphant-Souriant ne tenant guère la chopine, il vacilla bientôt, hilare, dans les bras de sa belle, avant de rouler sous la table. Nous exultions : il était maintenant vingt heures dix, l’avion pour Nouméa était parti avec nos bagages — on avait fini par retrouver mon fameux sac à Chicago, allez savoir pourquoi, il pouvait bien aller faire un tour en Nouvelle-Calédonie sans moi, il avait l’habitude —, notre plan avait marché à merveille. Nous étions clandestins, les mains dans les poches, et j’allais pouvoir revoir mon héroïne.

C’est alors que déboulèrent deux hôtesses de l’air.

« C’est vous les deux Français qu’on attend depuis vingt minutes sur la piste ? »

Les adieux expédiés, nous essuyâmes la bronca des passagers retardés par nos soins. Le Boeing n’eut pas l’occasion de passer la première que nous dormions déjà, avachis sur nos sièges, puant l’alcool et les amours perdues.

Celles qui ne se retrouvent plus.

Le destin me jetait dehors comme un malpropre mais je n’en avais pas fini avec la Nouvelle-Zélande. Je jurai de revenir, un jour, de revenir comme écrivain officiel, retrouver Francesca et rebâtir l’impossible avec elle sur les ruines de notre maison brûlée.

Elle brûle toujours.

2

Second souffle

L’air collait à la peau en sortant de l’aéroport de Nouméa. Il faisait nuit noire dehors comme dans nos têtes. Qu’est-ce qu’on fichait là ? Du soleil on en avait soupé, les baignades et les cocotiers nous émouvaient autant qu’une publicité pour gel douche, il restait un peu d’argent à Éléphant-Souriant mais moi je n’avais plus rien depuis belle lurette, et le climat en Nouvelle-Calédonie en cette période préélectorale était un peu tendu, voire franchement hostile : il était interdit de vendre de l’alcool après huit heures du soir, les Kanaks qu’on croisait dans la rue levaient la main en passant à notre hauteur comme s’ils allaient nous frapper, très drôle, la vie était chère, les gens, les bars, la saveur du monde avaient disparu sous des tonnes de mélancolie.

Si notre tour du monde était loin d’être fini, il était devenu boiteux. La nostalgie de la Nouvelle-Zélande nous envahit, comme si nous étions en deuil. Après quatre jours de ce régime déprimant, nous décidâmes de partir en Australie.

Les Kiwis nous avaient conseillé le quartier de Kings Cross, dans le centre de Sydney, où les jeunes Aussies se concentraient. Sans le sou, on avait trouvé un flat pour dormir, une chambre où s’entassaient une dizaine de travellers de notre acabit, le sac de voyage en guise d’oreiller pour ne pas se le faire piquer. Il y avait d’ailleurs pas mal de piqûres dans les rues, des dopés qui racolaient les passants pour leur taxer un dollar. Ça tombait mal, Éléphant-Souriant ayant payé la chambre sordide où l’on avait passé la nuit puis le café du petit déjeuner, c’était tout ce qu’il nous restait.

Il fallait trouver un travail, un toit moins glauque pour dormir, n’importe quoi. Éléphant-Souriant garda nos sacs pendant que j’arpentais le quartier en quête d’un job… Il faut vraiment avoir vingt ans pour espérer trouver du travail en marchant dans la rue. Deux ou trois types louches avaient renoncé à me taxer — je cherchais du travail, OK ? — quand un homme un peu dégarni m’aborda. Il avait la trentaine, une voix avenante, et déclarait s’appeler Greg. Nous étions français et cherchions un job, moi et mon camarade consigné aux bagages ? Il en avait pour nous, si on voulait. Greg proposait même de nous inviter chez lui, ce soir, pour dîner et boire un verre.

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1

« Quel intérêt y a-t-il à raconter cette histoire ? » me demande mon éditrice sur le manuscrit en cours de correction. Si l’on n’est pas très porté sur les femmes, ou l’amour, aucun. Ce n’est pas du tout mon cas : l’amour accapare la meilleure part de mon esprit, tous mes romans commencent par une histoire d’amour, il y avait une femme derrière chaque coup de rasoir que je m’infligeais, un cri derrière chaque murmure… Je n’ai que deux regrets dans ma vie : ne pas avoir vu Brel en concert (j’étais trop jeune) et avoir raté cette nuit d’amour avec Bombe-Anatomique (j’étais trop pleutre). Ça peut paraître anecdotique, pas pour moi : le lieu, l’atmosphère, l’aura de la personne, la pure tendresse qui s’en dégage, pour des âmes énervées comme la mienne certaines nuits d’amour sont peut-être le seul vrai moment de paix sur terre. On peut bâtir des cathédrales romanesques à partir de ça. C’est d’ailleurs en m’inspirant de cette frustration amoureuse que je poserai la pierre angulaire de mon futur Utu — mais c’est une autre histoire…