Выбрать главу

Le contraste avec la Nouvelle-Zélande était si saisissant qu’il s’est inscrit dans mon humeur vagabonde. Mais ce n’est pas tant l’absence d’amis locaux qui provoquait — et provoque toujours — mon manque d’attraction littéraire pour l’Asie que la trop grande disparité de nos cultures. Un fait que je vérifierais plus tard en visitant la Chine, l’Inde, le Japon. Les codes sociaux y sont si différents qu’ils en deviennent parfois incompréhensibles. À tel point que je ne me vois pas écrire un livre situé en Asie. Moi qui ai besoin d’un maximum d’empathie avec mes personnages, comment pourrais-je comprendre un Japonais qui ne peut pas dire non, au risque de perdre la face ou par convenance sociale ? Je me suis bâti sur un NON retentissant dans mon crâne comme des balles de gros calibre contre les cloches d’une église, comment envisager de plier l’échine devant le moindre code de soumission en vigueur ?

En attendant, après deux semaines à arpenter le Sri Lanka en dormant dans de vieux hôtels délabrés, c’était l’heure de rentrer.

Pour un apprenti écrivain ayant tout quitté (ou rien, selon d’où l’on regarde), quelle étrange sensation… Nous débarquâmes à Paris après un transit à Riyad, un aéroport en marbre qui ne sentait pas encore le sabre et le machisme du radicalisme islamique, avant de rentrer en Bretagne par train Corail.

Éléphant-Souriant et moi étions beaux sur le quai de la gare de Rennes, avec nos valeureux sacs de voyage (le mien m’avait suivi finalement : c’était devenu un sac apprivoisé), la peau pleine de soleil et de souvenirs consignés dans mes carnets, en proie à une plénitude inconnue. Les cinq mois autour du monde paraissaient avoir duré deux ans, la Nouvelle-Zélande était dorénavant notre second pays et, si j’avais toujours Francesca au travers de la gorge, je n’étais plus le même homme. Ou plutôt, j’étais devenu un homme. Les enfants grandissant dans la boue indonésienne m’avaient vacciné contre mes envies de mort violente, le dard qui me brûlait était toujours là mais le tour du monde m’avait donné des ailes d’acier.

Restait à apprendre à voler…

*

Djian et les écrivains américains que j’aimais avaient longtemps écumé les boulots les plus ingrats pour vivre, ils en avaient même fait des livres. Travailler comme ouvrier ou manœuvre sur un chantier se situe peut- être au bas de l’échelle sociale, mais pas quand on a les héros de mes illustres prédécesseurs en tête, tel l’Arturo Bandini de John Fante. Ha ! ha ! mes gaillards ! On croit avoir embauché un jeunot au look un peu trop étudiant pour être honnête, on se retrouve avec la pire graine d’écrivain plantée sur les charpentes métalliques, analysant les rapports de force et les déterminismes socio-culturels sans flancher ni rechigner à la tâche. J’en verrais de belles dans ma carrière d’intermittent du travail salarié, de belles personnes aussi. Mais le tour du monde m’avait propulsé dans des sphères inconnues et je sentais toujours le vent dans mon dos.

Mes histoires d’amour, réelles ou fantasmées, finissant mal, voire dans le sang, je m’attelai à un premier roman vivifiant au surprenant titre d’Amor à mort qui, hormis les intermèdes intérimaires, aspira tout mon temps.

L’histoire commence à Paris, dans un parking souterrain : un couple glamour fait l’amour sur le capot d’une Jaguar après une soirée arrosée, quand ils rencontrent un homme étrange, Johnny, mi-ange mi-voyou, recherché par la police pour une sombre histoire de dope. Ou n’est-ce pas plutôt un criminel en cavale ? Dans tous les cas, Johnny porte une lame de rasoir autour du cou et semble quelque peu dérangé. Il séduit la jeune femme, encouragé en cela par son mari, bisexuel et pervers. Ce dernier n’est pas le seul détraqué du roman puisque Johnny est frappé de crises neurologiques aussi puissantes qu’inopinées, états de transe psychotique qui l’envoient loin hors de lui-même. L’une de ces crises survient alors qu’ils sont tous les trois dans le lit conjugal, ivres, poussés par la libido frénétique du mari : fou (d’amour ?), en proie à des réminiscences effrayantes, Johnny brise la nuque du mari pervers sous les yeux effarés de sa femme. Elle pleure un peu, pas longtemps : elle aussi est fêlée, amoureuse, en quête d’absolu. Les amants s’enfuient au bout de la nuit, signant leur arrêt de mort.

Le policier lancé à leurs trousses n’aura pas le temps de les arrêter : ils meurent lors d’une ultime crise de Johnny, en se jetant à cent à l’heure contre le mur de leur folie dure…

Si le personnage du flic réunissait tous les clichés des films noirs de ciné-club (pardessus élimé, âme solitaire à tendances alcooliques, etc.), il n’était pas très difficile de reconnaître Francesca, Roscoe et moi-même dans le trio infernal d’Amor à mort.

Francesca était devenue ma muse depuis notre premier regard au Cornerbar, j’avais reconnu en elle mon double féminin détraqué ; Roscoe était une victime expiatoire de premier choix après la maudite surveillance rapprochée qu’il avait exercée sur elle via ses copains maoris ; quant à moi, las de mes suicides au rasoir, je me contentai de mourir sur papier — une mort beaucoup plus douce, comme j’appris à le découvrir.

Nul besoin de vivre des choses tragiques pour les écrire : quelques sentiments inflammables suffisent à les fantasmer, et bâtir une histoire.

La fiction entretenant mon esprit, la réalité m’affectait peu. Les maisons d’édition à qui j’envoyai Amor à mort me répondirent au mieux par une lettre type — mes histoires de suicide ne rentraient pas dans le cadre de leurs publications —, le futur libraire de la bande à qui je fis lire le manuscrit trouva ça nul, mais je m’en fichais. J’en écrirais d’autres, sûr de ma destinée.

À vrai dire, je n’avais pas le choix. C’était vivre libre ou mourir comme un coquelicot arraché.

3

Au fil du rasoir

J’ai grandi en bande, incapable de me suffire à moi-même, plus apte au partage qu’à l’accumulation. L’amitié a toujours été une protection, un refuge, la chaleur face au grand froid. De cet amour lent et sans enjeux, je tire mes plus beaux rires, mes plus sauvages équipées, des éclats de vie qui bâtissent les regards francs. Certains de mes amis sont restés à Rennes, d’autres ont migré à Paris ou ailleurs. Depuis trente ans, nous nous voyons avec un plaisir intact. Si l’union fait la force, la nôtre est pacifique, bienveillante, sans esprit de compétition et en gardant le sens de l’humour, au cas où l’un de nous se prendrait trop au sérieux. Nous partions en moto tous les étés, faisions les quatre cents coups le long des routes pour collectionner les souvenirs, les aventures pendables, absurdes, rock disait-on, puisque la musique nous avait vus pousser.

J’étais pourtant foutument seul avec mes rêves d’écrivain. Condamné à chercher dans les livres des guides ou des figures emblématiques, un exemple à suivre (ou non), les biographies tenaient une place prépondérante dans mon imaginaire. Le pied de nez de Romain Gary quand, taxé d’écrivain populaire (une insulte visiblement), il s’était caché sous le pseudo d’Émile Ajar pour décrocher un deuxième Goncourt (La Vie devant soi, pur chef-d’œuvre d’inventivité), les mille vies de Kessel, toujours au bon endroit au bon moment de l’Histoire pour en tirer des récits fabuleux avec l’amitié comme fer de lance, les excès de Brel, les réinventions de Bowie, la mégalomanie et la curiosité d’Alexandre le Grand, René Char, poète résistant contraint de tuer pour sauver ses camarades, l’honneur inflexible de Jean Moulin, les amours contrariées de Nietzsche et ses migraines effroyables qui le contraignirent à écrire Le Gai Savoir à la pénombre d’une bougie, l’humeur bancale de Ferré dont les orchestrations ronflantes ne valaient pas le verbe, Mermoz le bouffeur de vie allant en toute conscience au-devant de sa mort, toutes ces lectures me faisaient rêver et réfléchir au chemin que je prendrais en tant qu’homme et qu’écrivain.