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Dans ce Panthéon héroïque, Lawrence d’Arabie occupait une place de choix.

Anglais à la sexualité controversée, maigrelet doté d’un courage exceptionnel, ce diable de T.E. Lawrence avait le grain de folie qu’il fallait pour se jeter dans les pires entreprises, risquant tout, tout le temps, avec un humour typiquement british qui rappelait les jeunes pilotes de la RAF — ces soi-disant bons à rien qui avaient sauvé la démocratie européenne en repoussant la Luftwaffe sous le regard de la population, venue sur la côte assister aux combats aériens en profitant du soleil de l’été 1940, un gin-tonic à la main.

Son goût pour la liberté et son destin tragique firent de Lawrence un personnage hautement romanesque : bâtard d’aristocrate, amoureux d’une femme promise à son frère, très vite tué dans les tranchées, envoyé comme militaire au Caire au service cartographie (Lawrence avait fait un tour de France des cathédrales à vélo), le jeune officier avait trompé son monde et fomenté une révolte arabe contre les Turcs, pour aider non pas tant les Anglais à gagner la guerre que les Arabes leur indépendance.

Au-delà de son audace, ses fêlures procédaient parfois du masochisme, voire du suicidaire : violé par ses geôliers à Deraa lors d’une mission de reconnaissance dans la ville garnison de l’ennemi turc qui avait mis sa tête à prix, Lawrence a pu traverser les déserts les plus arides en survivant à ses guides bédouins, conduire une moto pendant cent kilomètres avec le bras cassé au milieu des nids-de-poule des routes anglaises de l’époque — qui d’ailleurs lui seront fatales.

Lawrence se faisait payer chaque honte ou faiblesse au prix fort : ayant le sentiment d’avoir trahi ses amis arabes après le partage de leur territoire entre la France et l’Angleterre, le jeune héros demandait à recevoir des coups de fouet plutôt que de l’amour pour expier ses remords…

Même si j’avais troqué mes lames de rasoir pour un stylo, je me sentais étrangement proche du personnage. Notre petit gabarit nous obligeant à en faire deux fois plus que les autres, notre moteur était à explosions multiples où l’ironique et le tragique semblaient tenir le manche. Blessé dans la chair, acculé au fracas des douleurs muettes, j’étais pris comme Lawrence entre l’écorchure et la caresse d’une vie guère destinée à durer. Ou l’image qu’on s’en fait. Une envie d’aventures, quoi qu’il arrive, pour s’oublier.

Je décidai ainsi de suivre ses traces, prendre comme Lawrence Aqaba par la terre depuis le désert du Wadi Rum, où il avait entraîné les tribus bédouines pour attaquer à revers la garnison turque qui tenait l’embouchure stratégique de la mer Rouge. Un rêve de désert, convoité depuis longtemps. Ne me manquait plus qu’à trouver un équipier pour l’aventure…

Tous ne laissent pas la même empreinte, mais parmi mes voyages initiatiques, celui que je fis en Israël et en Jordanie fut l’un des plus vains, parfois lamentable, toujours drôle.

J’avais rencontré Craint-Blanc en seconde au lycée de Rennes. Anxieux de nature, sa peau blanche redoutant le soleil, Craint-Blanc avait de fortes tendances hypocondriaques, prenait des comprimés pour passer les saisons, vendait des produits pharmaceutiques pour gagner sa vie (on n’est jamais mieux servi que par soi-même), se marierait plus tard avec une pharmacienne (service à domicile), mais supportait ses angoisses en riant : c’était d’ailleurs notre principale activité lorsque nous étions ensemble, ce qui à mes yeux effaçait ses défauts de fabrication.

Dix ans plus tard Craint-Blanc n’avait jamais dépassé Laval, soixante kilomètres plus à l’est, mais je lui vendis si bien mon projet de désert qu’il accepta le cœur battant. Mon équipier n’avait jamais pris l’avion, parlait anglais comme un Malien de six ans, ses seuls contacts avec la culture étrangère se résumaient aux Allemands de La Grande Vadrouille, c’était l’occasion ou jamais de se lancer sur les traces de Lawrence…

Sauf que ce que je ne savais pas, c’est que je partais en voyage avec un psychopathe.

En Israël, Craint-Blanc réussit à :

— jeter son billet de retour et son passeport dans une poubelle proche de l’arrêt de bus de l’aéroport de Tel-Aviv, où nous venions à peine de débarquer ;

— égarer mystérieusement notre guide du pays, feuilleté dans ledit bus ;

— se perdre dans la vieille ville de Jérusalem lors de sa seule promenade en solitaire (je le retrouvai par hasard dans l’arrière-boutique de vendeurs de tapis devant un thé à la menthe et un pétard de haschich, ce n’est pas ça qui allait l’aider à regagner l’hôtel par ses propres moyens) ;

— se faire draguer par un jeune et élégant curé lors de la visite du tombeau du Christ (nous dûmes fuir quand celui-ci proposa de nous montrer les églises de la ville).

En Jordanie, Craint-Blanc ne s’arrêta pas en si bon chemin, il s’appliqua à :

— boire d’un trait, avec avidité et jusqu’à la dernière goutte, notre unique gourde d’eau alors que nous quittions à pied le village de Wadi Rum pour rejoindre la route principale, onze kilomètres plus loin dans le désert (j’avais eu la mauvaise idée de lui dire qu’il fallait économiser l’eau pour le trajet mais ma soif ne l’intéressait pas, et le concernait encore moins, ce qui comptait c’était de boire tout, tout de suite, de peur de mourir déshydraté) ;

— goûter de l’houmous et attraper une terrible déripette qui le cloua au lit tandis que je visitais le site de Petra (Craint-Blanc voulut se faire rapatrier sanitaire mais je ne cédai pas) ;

— se faire caresser la nuque par un gros moustachu alors que nous dînions dans la cuisine commune d’un hôtel miteux, autochtone qui se cacha dans le couloir du dortoir voisin, l’attendant pour partager sa couche (« Il est là, putain ! Il est là, collé contre le mur ! Et il me fait ça ! » mimait Craint-Blanc, son index crochetant l’air à hauteur de son nez, un signe universel qui voulait dire : « Viens… Viens par ici mon mignon… ») ;

— perdre nos clés de voiture dans la mer Morte, toutes nos affaires enfermées dans l’habitacle, nous laissant seuls sous le soleil du désert du Néguev en maillot de bain (le type qui finit par ouvrir la boutique du coin appela gracieusement l’agence de location de Tel-Aviv qui, moyennant une liasse de dollars, dépêcha un taxi à l’autre bout du désert pour nous apporter un double des clés) ;

— retrouver, grâce à la fouille suspicieuse des douaniers de l’aéroport de Tel-Aviv, notre précieux et désormais inutile guide d’Israël (dans son sac évidemment)…

On était loin des Sept Piliers de la sagesse, mais T.E. Lawrence aurait compati : lui aussi avait voyagé avec un bras cassé.