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Je me suis assise par terre. J’avais le vertige. Les gâteaux me donnaient la nausée. Tout d’un coup, elle est revenue vers moi, la fille aux yeux peints de khôl, portant l’étrange signe sur son front. Elle m’a pris la main, elle a approché de mes lèvres un verre de thé amer, violent. Elle ne disait rien. De toute façon, il y avait tellement de bruit et de musique, tellement de tourbillons dans la cour que je n’aurais pu entendre sa voix. Elle est restée longtemps assise à côté de moi, à regarder la fête. Par instants, je sentais son regard sur moi, ses yeux sombres et brillants qui me scrutaient. Puis son visage s’éclairait, elle riait, et je riais avec elle, sans savoir pourquoi. Vers minuit, les enfants s’étaient endormis les uns après les autres. Ils s’étaient couchés à même la terre, la tête appuyée sur leur bras.

Avec mon amie, j’ai marché dans la cour, de brasero en brasero. Les femmes continuaient à cuisiner. Il y avait la lueur des braises, la fumée prenait à la gorge. Et toujours, sans cesse, la musique, les roulements des petits tambours, et la voix des femmes qui chantaient, qui sanglotaient. J’avais le vertige. Mon amie m’a guidée par la main, à travers la cour, jusqu’à une petite porte qui donnait sur un terrain. Elle m’a tenue pendant que je vomissais. J’étais si fatiguée, je crois que je pleurais. Elle m’a emmenée jusqu’à la grande maison, elle m’a trouvé un coin, entre des enfants endormis. Je me suis couchée par terre, et il me semblait que j’étais sur un radeau qui s’en allait le long d’un fleuve interminable. Dehors, par la porte ouverte, j’apercevais le ciel, les étoiles. La jeune fille est restée un long moment contre moi, pour me tenir chaud. Je sentais sa respiration calme, son bras autour de mes épaules. Jamais personne ne m’avait serrée comme cela.

Je me souviens de cette longue nuit. Parfois, des femmes venaient, elles parlaient fort, elles riaient, je ne comprenais pas ce qu’elles voulaient. Certaines avaient des torches électriques, elles éclairaient les visages, elles cherchaient leurs enfants. Elles tâtaient les corps endormis, elles passaient la main sur les têtes, dans les cheveux. Elles disaient des noms, d’une voix aiguë, Ali, Samira, Salima… Je ne pouvais pas dormir. J’avais les yeux brûlants, la gorge sèche. J’écoutais tous les bruits, la musique qui ne cessait pas, qui grandissait, le roulement des petits tambours de terre, la voix stridente de la chanteuse, les pieds des shaftras qui martelaient le sol. J’écoutais la respiration tranquille de la jeune fille. Elle dormait, et son corps était appuyé contre moi. La nuit était longue. Elle n’avait pas de fin. Je pensais que le jour ne reviendrait peut-être plus jamais.

L’air léger. La liberté, courir les rues. Sur le Bébé Peugeot, le plus loin possible, pour sentir le vent, rouler sur le trottoir entre les autos arrêtées, le long de la mer, aller vers le soleil. Tout est possible. C’est ce que je voulais, je crois, faire tout ce qui est possible. En même temps, j’avais peur, j’étais au bord du vide, comme dans un rêve. Il y a l’étendue d’ombre, on peut tomber. On peut se perdre.

Le vent, le soleil, la mer. Je sens la vie, dans mon ventre, dans ma poitrine, dans mes mains. C’est comme un fourmillement. Il y a quelque chose qui a changé, je ne suis plus la même, jusqu’à la pointe de mes cheveux. C’est dangereux, c’est effrayant de le dire. Il ne faut jamais se regarder dans les miroirs, ni même dans les vitres des magasins, ni sur les carrosseries des voitures. Bébé Peugeot a un rétroviseur sur la poignée gauche. Lucien l’a installé, il était très fier. À force de le retourner, j’ai fini par le casser, et il pend lamentablement sous le guidon. Je ne veux pas voir mon reflet, ni le regard des autres. Je ne veux voir que le ciel, même gris.

Les journées sont longues, longues. Le matin, je m’en vais en même temps que ma mère, avec mon sac, comme si j’allais au lycée. Le soir, je reviens quelquefois avant elle. Je ne monte pas tout de suite. Je reste assise sur le seuil, pour le cas où Gianni serait en haut.

Les heures sont longues comme des mois, comme des années. Quand je reviens, le soir, je suis ivre de tout ce que j’ai vu, du vent, de la lumière du soleil, du regard des gens. Je ne mange pas. Le soleil mange mon visage. J’ai mis des lunettes noires, des lunettes à monture plastique imitation écaille que j’ai achetées au bazar « Tout à cinq francs ». J’ai toujours le vieux manteau marron avec des manches trop longues. C’est lui que j’avais quand je suis arrivée, par le bateau. Quand Amie me l’a donné, il était immense comme un peignoir, elle avait roulé les manches. Elle disait : « Tu as l’air d’un clown ! » Moi je l’aimais, je ne voulais plus le quitter. Je dormais avec, sur le pont du Commandant Quéré, je m’étais enveloppée dedans comme dans une couverture.

Je ne voulais pas aller dans la cabine avec Amie et le Colonel. Le bateau roulait lentement dans la nuit, sur la mer invisible. C’était un été, il faisait doux, le vent était tiède. J’ouvrais les yeux, je voyais le ciel étoilé que cachaient de temps à autre les volutes de fumée. J’étais sur le dernier pont, à côté des grandes cheminées.

Je n’ai pas oublié cette nuit-là. Elle semblait immense et sans fin, elle aussi, comme lorsque j’étais allée aux noces de Jamila. Mais c’était une autre nuit, un autre monde. Je m’en allais. Je ne savais pas où j’allais. Peut-être que je croyais que je partais en vacances. C’était comme pour les vacances, il y avait beaucoup de monde sur le bateau, les gens allaient et venaient d’un pont à l’autre, les enfants couraient, les bébés pleurnichaient. La plupart des gens n’avaient pas de couchette, ils dormaient à même le pont, enveloppés dans des couvertures. D’autres avaient trouvé des transats, ils avaient mis autour d’eux tous leurs effets, les valises, les cartons. La vibration des machines changeait avec les oscillations du bateau. Du côté des chaloupes, il y avait des jeunes gens, j’entendais par instants leurs rires, un air de guitare. Je crois que j’ai compris que je m’en allais pour toujours.

Ma mère est rentrée plus tôt, elle m’a attendue sur le seuil de la maison. Quand je suis arrivée, elle n’a rien dit, mais elle avait sa tête des mauvais jours. Elle avait les lèvres serrées. Quand on est entrées chez elle, elle a dit : « Où étais-tu ? » Elle avait une drôle de voix sourde. J’ai cru qu’elle allait me frapper. Je me suis mise devant la porte, j’étais prête à m’en aller. Je n’ai pas voulu inventer quelque chose. Je lui ai dit : « Je ne suis pas allée au lycée. » Ça fait bien des semaines que je ne vais plus au lycée. J’écris moi-même les mots d’absence. De toute façon, elle ne sait pas écrire. J’ai regardé dans un dictionnaire quelle maladie je pourrais avoir. Des rhumatismes. J’ai trouvé ça, des rhumatismes articulaires. Avec ça, je peux m’absenter quand je veux. Je suis allée quand même aux cours de Miss Butterworth, parce qu’elle est drôle, avec ses taches de rousseur. Et j’aime bien l’anglais, c’est la langue du Colonel. J’aime bien écouter Radio Tanger, The Voice of America, ou aller voir les films américains. Les autres cours, la chimie, les maths, le français, l’histoire-géo surtout, je ne pouvais plus les supporter. J’écris les mots sur un beau papier gris que j’ai acheté aux Galeries Lafayette. Je ne voulais pas qu’on sache que ma mère ne sait pas écrire. J’ai acheté de belles enveloppes doublées de papier satin. J’écris le mieux que je peux. J’invente un style :

« Cher Professeur,

« Ma fille me rendra folle.

« Ces crises continuelles me font souffrir peut-être plus qu’elle, les médecins en perdent leur latin.