Baba a vu que j’étais très fâchée, alors elle s’est assise avec moi et nous avons discuté de ce qui s’était passé. Elle a dit que je devrais avoir de la peine pour ces pauvres filles. Je ne comprenais pas, mais Baba m’a expliqué que, lorsque les gens sont méchants, ça veut dire qu’ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Ça les réconforte de faire du mal à quelqu’un d’autre. Je ne pourrais pas être comme ça, moi. Quant on est de mauvaise humeur, il faut faire quelque chose de gentil pour les autres. Moi, c’est ça qui me réconforte toujours.
Baba voulait me changer les idées, alors elle m’a montré un nouveau point de couture. Cet après-midi, avec son aide, j’ai cousu une taie d’oreiller pour mon trousseau.
Je me demande si Slava est allée à l’école aujourd’hui.
Plus tard
Je me suis rendue jusqu’à l’école et j’ai regardé à travers la clôture. Mary est venue me parler à l’heure du dîner. Elle m’a dit que Slava n’était pas venue à l’école, elle non plus, et m’a expliqué comment aller chez elle. C’est dans la rue Centre, près de chez Mary.
Slava et son père partagent une pièce avec deux autres familles, et on ne peut pas y accéder par la porte de devant. Il a fallu que je marche dans une toute petite ruelle, jusqu’à l’arrière du bâtiment, pour trouver la porte. Cher journal, tu ne peux pas imaginer à quel point cette ruelle était sale. J’ai dû me boucher le nez pendant que j’y marchais. C’est aussi épouvantable que les cabinets de nos voisins. La pièce où Slava et son père habitent est très sale, elle aussi. Le plancher est si crasseux qu’on n’en voit plus les planches de bois, et il y a des bestioles. Même la personne la plus pauvre à Horoshova vit mieux que ça. Par moments, je me demande pourquoi nous sommes venus ici.
Slava était là, toute seule, alors j’ai laissé un message pour son père et je l’ai ramenée chez nous. Baba a fait bouillir de l’eau pour un bain, puis a prêté à Slava certains de mes vieux vêtements. Baba est en train de laver ceux de Slava.
Au lit
Tato connaît le père de Slava. Ils travaillaient à la même usine, avant. Quand la mère de Slava est morte, son père était tellement triste qu’il n’allait pas toujours au travail, alors il a été renvoyé. Maintenant, il ne travaille que lorsqu’il arrive à trouver quelque chose, mais la plupart du temps, il erre dans les rues.
Mama a dit que Tato devrait aller le chercher et l’inviter à souper, mais Tato a répondu que nous n’avions pas les moyens de donner à manger à tous ceux qui nous faisaient pitié. Mama n’a pas répliqué, mais Slava a soupé avec nous. Nous avons simplement redistribué nos portions. Ça ne me dérange pas de manger un petit peu moins si c’est pour permettre à Slava de se mettre quelque chose sous la dent. Même Mykola en a mis moins dans son assiette et a fait semblant de ne pas entendre son ventre qui gargouillait. Mama a dit qu’elle n’avait pas besoin de souper puisqu’elle avait pu manger chez Mme Haggarty. Après le souper, nous avons tous accompagné Slava jusque chez elle.
Samedi 16 mai 1914
Quel avant-midi formidable!
Stefan, Mykola et moi avons joué à la balle sur le toit. C’est bien là-haut, car il n’y a personne pour nous insulter. Mary est venue et elle a joué avec nous. Le toit est notre place à nous. Mais c’est fatigant de toujours tenir Mykola par la main. Une fois, la balle est tombée en bas et a failli frapper Mme Pemlych qui revenait du marché. Heureusement que Stefan jouait avec nous, sinon elle serait allée se plaindre à Tato.
Stefan m’a parlé d’une soirée dansante qui aura lieu à la Société ukrainienne, ce soir, et m’a demandé si je pourrais y aller. Tato va bientôt rentrer, alors je vais le lui demander.
Plus tard
Mama a dit : « Comment voulez-vous qu’on y aille, avec tout le travail qu’il y a à faire à la maison. » Mais Tato a répliqué que ça nous ferait du bien de nous amuser. Il a même dit qu’il irait chercher M. Demchuk et Slava, alors nous y allons tous ensemble!
Dans mon lit bien confortable
Aujourd’hui a été la plus belle journée que j’ai passée depuis que nous sommes arrivés au Canada. À la Société ukrainienne, tous les meubles avaient été repoussés contre les murs, et il y avait beaucoup de monde. Plusieurs de mes camarades de classe étaient là, dont Mary, et aussi des garçons de l’école Sarsfield. Comme il y avait aussi beaucoup d’adultes, ça faisait pas mal de monde. Quelqu’un a ouvert les fenêtres pour laisser entrer un peu d’air frais. Les musiciens ont joué tellement de morceaux familiers que j’ai failli me mettre à pleurer, surtout quand le tsymbaliste jouait de son instrument. Ça me faisait penser à Volodymir. Je me demande comment va Halyna. Est-ce que je lui manque? Je suis bien contente que Volodymir lui ait appris à lire et à écrire parce que demain, je vais lui écrire une lettre.
Tato et Mama ont dansé la polka. Ils tournaient si vite que j’avais du mal à les suivre des yeux. Il y avait si longtemps que je ne les avais pas vus danser!
Stefan est bon danseur. Il a exécuté magnifiquement tous les pas compliqués. Il m’a demandé de danser la polka avec lui. Je ne suis pas bonne danseuse et j’étais gênée. Il a dit qu’il allait me montrer comment danser. Nous avons fait notre polka, et je ne lui ai pas marché sur les pieds une seule fois. Ensuite, il a dansé avec Mary. Elle est bien meilleure que moi.
Mama dit que je dois dormir maintenant.
Lundi 18 mai 1914
Mama a insisté pour que j’aille à l’école aujourd’hui. Je ne voulais pas m’y rendre seule parce que j’ai peur de cet homme qui nous insulte. J’ai frappé à la porte, chez Stefan, mais personne n’est venu répondre, alors j’ai dû marcher toute seule.
Malheureusement, l’affreux monsieur était adossé à la porte de son logement, avec un petit sourire méchant. J’ai été forcée de passer devant lui, car il y avait trop de circulation pour que je puisse traverser la rue. J’ai gardé les yeux rivés sur le trottoir et marché le plus près possible de la rue. Au moment où je passais devant lui, j’ai entendu un « floc! ». Et là, devant mes pieds, j’ai vu un truc jaune et visqueux. J’ai failli marcher dedans. J’ai poursuivi mon chemin, mais plus vite, les yeux toujours baissés. Pourquoi a-t-il fait ça? Il ne me connaît même pas!
Quand je suis arrivée dans la cour de l’école, j’ai vu que Slava était revenue et qu’elle portait les vêtements propres que Baba et Mme Sonechko lui avaient trouvés, samedi soir. Les Canadiennes ont fait comme si Slava n’était pas là. Je connais leurs noms, à présent : Ellen, Louise et Annie (!!!).
Je dois aider Baba à préparer le souper, puis je vais monter sur le toit, où je suis en sécurité. Je reviendrai écrire plus tard.
Jeudi 19 mai 1914
Mlle Boyko est en train de nous apprendre une chanson en anglais. C’est God Save the King. Nous devons la savoir pour vendredi, car ce sera le jour de Victoria. Nous ne sommes pas sorties pendant la récréation ni après le dîner, afin de répéter.