Mon cher Volodymir a peiné pendant huit longs mois. Il envoyait presque tout son argent à la maison, et Tato était ravi. Mama, elle, était inquiète, et Halyna aussi. Elle a dit qu’elle préférerait être marié à Volodymir et rester pauvre toute sa vie, plutôt que d’être une riche veuve. En fin de compte, elle n’a été ni l’une ni l’autre. Il y a eu un effondrement, et beaucoup d’hommes sont morts, y compris Volodymir. Quand son corps est arrivé chez nous pour qu’on l’enterre, Mama n’a pas voulu que je regarde.
Il me manque tellement!
Tato a donné à Halyna une partie de l’argent de Volodymir. Elle n’en voulait pas, mais Tato a insisté. Il a remboursé une partie de notre dette, aussi, puis il a pris le reste pour payer son passage pour le Canada.
Dimanche 24 mai 1914
Tout le monde dort encore. Mama va bientôt nous faire lever pour que nous allions à l’église. Je ne sais pas si Tato va venir.
Plus tard
Mykola adore les fiches aide-mémoire. Il ne s’en sert plus pour apprendre l’alphabet anglais, maintenant : il le connaît déjà. Il les utilise pour faire des châteaux de cartes! Il en a construit un de six cartes de haut et de plusieurs cartes de large. C’était vraiment impressionnant! Mais là, Tato a ouvert la porte, et le vent a tout fait tomber.
Lundi 5 mai 1914
Hier, je suis allée dans la forêt avec Mary! Ce n’était pas vraiment une forêt, mais plutôt comme un grand parc planté d’arbres, comme celui qui entourerait le manoir d’un seigneur chez nous.
Pour nous y rendre, il a fallu traverser la voie ferrée, aller plus loin que la rue Wellington, puis marcher dans la rue Fortune. Le manoir, qui est en pierres grises, est gigantesque. Il compte beaucoup de fenêtres. Il y en a même dans la toiture! Mary dit que ce n’est pas le manoir d’un seigneur. La demeure porte le nom de Maison Saint-Gabriel et elle a été construite il y a environ 300 ans pour accueillir des jeunes femmes qui venaient au Canada afin de trouver un mari. Un bien long voyage pour trouver un mari! Je ne sais pas à quoi le bâtiment sert maintenant, mais il y avait des gens à l’intérieur. Alors Mary et moi en avons fait le tour tout doucement.
Dans le boisé du parc, on a vu des plantes qui ressemblaient à celles que Mama faisait sécher pour faire des médicaments. Une des plantes me faisait penser à la grande camomille. Elle n’est pas encore en fleurs, alors je n’en suis pas tout à fait sûre. J’en ai cueilli une et je l’ai montrée à Mama. Elle dit que, lorsque la plante aura fleuri, elle en sera certaine, mais elle pense que c’est bel et bien la grande camomille. Ce serait merveilleux d’en avoir ici, pour soigner la jambe de Baba …
Mercredi 27 mai 1914, après l’école
Cher journal, lorsque les lumières sont enfin éteintes et que j’ai un moment à moi, je suis si fatiguée que mes yeux se ferment tout seuls.
Aujourd’hui, Maureen est venue chez nous. Je l’ai emmenée sur mon toit, et nous avons joué pendant un petit moment avec Mykola. Ça faisait du bien de la voir heureuse, pour une fois.
Mlle Boyko pense que je suis prête à passer mon examen d’anglais. Je serais aux anges si je le réussissais! J’ai montré à Maureen les fiches aide-mémoire que Mary m’avait données, et elle aime bien les utiliser pour m’interroger. En plus, lorsque nous revenons de l’école, je lis le nom des rues et les enseignes des magasins, et elle corrige ma prononciation.
Je ne suis pas inquiète pour l’examen d’ukrainien.
Autre chose …
Maintenant que je reviens de l’école avec Maureen, le monsieur ne nous embête pas trop. S’il est devant sa porte quand nous passons, nous nous tenons la tête haute et nous le regardons dans les yeux. On dirait presque qu’il a peur de nous! C’est la preuve que deux valent toujours mieux qu’une!
Jeudi 28 mai 1914, après l’école
Mlle Boyko nous enseigne l’anglais en nous lisant des articles du journal. Il y a un groupe de femmes qu’on appelle « suffragettes ». Je pensais que ça voulait dire qu’elles aimaient souffrir, mais le mot « suffrage » signifie « vote ». Ces femmes veulent voter. Elles ne veulent pas que toutes les femmes aient le droit de vote, seulement les Blanches qui possèdent des biens.
J’ai demandé à Mlle Boyko si tous les hommes pouvaient voter au Canada, et elle a répondu que non. Seuls les Blancs peuvent voter.
« Qu’est-ce que ça veut dire, Blancs? » ai-je demandé. (Les seules personnes blanches que j’aie vues sont ces dames qui se mettent trop de poudre sur le visage!)
Mlle Boyko m’a expliqué que le terme « Blancs » change de sens selon les villes et les provinces, et que c’est difficile de s’y retrouver. Les hommes qui sont au Canada depuis un certain temps peuvent devenir ce qu’on appelle des « sujets britanniques naturalisés » et obtenir ainsi le droit de vote. Les immigrants d’Europe continentale et de Russie peuvent aussi l’obtenir s’ils sont ici depuis assez longtemps. Les immigrants de la Grande-Bretagne ont le droit de vote dès leur arrivée au pays. Les Chinois et les Japonais ne peuvent pas voter, même s’ils sont au Canada depuis très longtemps. Les Amérindiens ne peuvent pas voter non plus, même s’ils sont ici depuis bien plus longtemps que tous les autres.
Alors Mary a demandé : « Et les Ukrainiens? »
Mlle Boyko a répondu : « Un Ukrainien peut voter s’il est ici depuis assez longtemps pour devenir un sujet britannique naturalisé. »
Tout cela est très étrange. Dans notre pays, tous les hommes peuvent voter, qui qu’ils soient. Même les paysans peuvent voter. Pourquoi ces suffragettes veulent-elles obtenir le droit de vote seulement pour les femmes comme elles? Et les autres alors?
Plus tard
Quand je suis rentrée de l’école, tout notre logement sentait le chou. C’est difficile pour Baba de garder la maison fraîche quand on a seulement une fenêtre, surtout le jour des cigares au chou. Mykola m’attendait, alors nous sommes montés sur le toit. L’air frais était divin. J’ai placé Mykola sur mes épaules, et il a salué de la main un grand navire à vapeur qui se dirigeait vers le large.
Stefan est venu nous rejoindre, et nous avons joué à la balle. Je lui ai parlé des suffragettes, et il m’a raconté que les suffragettes d’Angleterre étaient si effrontées qu’elles avaient pris d’assaut le palais du roi. Je sais que les suffragettes ne veulent aider que les Blanches, mais ça me fâche quand les garçons disent du mal des femmes. J’ai dit à Stefan que je ne le croyais pas. Il a tourné les talons et il est parti sans ajouter un mot. Je sais que ce n’était pas gentil de ma part de lui dire ça, mais ça m’a fait plaisir de le voir fâché.
Au bout de quelques minutes, il est revenu avec un journal et, effectivement, il y avait un article à propos de Mme Sylvia Pankhurst de Londres, en Angleterre. Ses amies et elle ont pris d’assaut le palais de Buckingham. Elles ont même tailladé cinq tableaux, à la National Gallery.
« Comment pourrait-on donner le droit de vote à des gens comme ça? » s’est exclamé Stefan. Il a dit que ça nous mènerait tout droit à l’anarchie.
Je ne sais pas ce que c’est, l’anarchie, mais je ne voulais pas que Stefan s’en rende compte, alors je l’ai regardé droit dans les yeux et je lui ai crié : « Non, ça ne nous mènera pas là. »
Pendant que nous nous disputions, Mykola est allé jusqu’au bord du toit et s’est mis à laisser tomber de petites branches en bas. Mon sang n’a fait qu’un tour quand je m’en suis rendu compte. Je me suis approchée de lui, tout doucement, puis je l’ai attrapé par la taille pour l’éloigner de là.