Voilà ce qui arrive quand je me dispute avec Stefan. J’aurais dû faire plus attention!
Samedi 30 mai 1914
Cher journal, je suis désolée d’avoir sali cette page avec mes larmes. Un énorme navire à vapeur, l’Empress of Ireland, gît maintenant au fond de la mer. Un millier de passagers se sont noyés. Tout le monde à l’école en parlait. Ce n’est pas le navire que nous avons salué de la main hier, mais un autre qui était parti du port de Québec.
Quand on pense qu’il y a tout juste un mois, nous étions à bord d’un bateau qui passait à l’endroit même où l’Empress of Ireland a sombré! J’ai beaucoup de peine pour tous ces noyés, mais, cher journal, je t’en prie, ne m’en veux pas trop si je t’avoue que je suis bien contente que ce bateau n’ait pas été le nôtre.
Plus tard
Stefan a eu besoin d’aide pour vendre son édition spéciale du journal. Tout le monde voulait lire les nouvelles au sujet de l’Empress of Ireland. Il m’en a donc donné une pile et m’a demandé d’aller les vendre à l’autre bout de la rue. Quand j’ai terminé, il m’a donné un cent.
Je garde mon cent. Je vais peut-être l’utiliser pour allumer un lampion pour les âmes des pauvres passagers de l’Empress of Ireland.
Juin 1914
Lundi 1er juin 1914
Cher journal, il y a des rubans en solde au magasin général. Avec ma pièce de monnaie, je vais pouvoir acheter un beau ruban bleu d’un pouce de largeur, assez long pour attacher mes cheveux et faire une grosse boucle.
Plus tard
Je suis incapable d’acheter le ruban. Je me sentirais coupable chaque fois que je le porterais. J’aimerais bien ne pas avoir de conscience!
Mercredi 3 juin 1914
Le temps froid convient tout à fait à mon humeur. Je suis triste, cher journal. Natalka Tkachuk ne vient plus à l’école. Si elle avait pu rester encore quelques semaines, elle aurait pu terminer son année.
Je pensais que Natalka était un peu stupide, mais elle est seulement fatiguée. Sa mère travaille pendant la nuit, à une fabrique de vêtements, alors Natalka doit s’occuper de son frère et de sa sœur, le soir. Mary m’a dit qu’elle faisait aussi la cuisine et le ménage. Mme Tkachuk s’est cassé le bras à la fabrique vendredi. Le père de Natalka doit trouver assez d’argent pour payer le docteur. Et, bien sûr, Mme Tkachuk ne peut plus travailler. Son patron a offert de prendre Natalka à sa place. Elle ne gagnera pas autant que sa mère parce qu’elle doit apprendre le métier, mais au moins ça rapportera un peu d’argent chez eux.
Pauvre Mme Tkachuk! Et pauvre Natalka!
J’espère que Dieu ne m’en voudra pas, mais, après l’école, je suis allée chez Natalka avec Mary et je lui ai donné ma pièce de monnaie. Je dirai une prière pour les pauvres âmes de l’Empress of Ireland, mais je ne peux plus leur payer un lampion.
J’ai demandé à Tato ce qui arriverait, s’il avait un accident. Il m’a expliqué qu’il avait une assurance auprès de la Société ukrainienne de soins aux malades et que je n’avais pas à m’inquiéter.
Je lui ai demandé pourquoi Mme Tkachuk n’avait pas cette assurance. Il a répondu qu’elle coûte 1 $ par mois et que ce sont, pour la plupart, des hommes qui se la procurent, d’abord parce qu’elle coûte trop cher et aussi, parce que le travail qu’ils font est plus dangereux.
Et si Mama avait un accident?
Je dois lui rappeler d’être bien prudente.
Lundi 8 juin 1914, après l’école
Cher journal, je me sens coupable de ne pas avoir écrit davantage, mais je n’ai pas grand-chose à raconter. Tous les jours se ressemblent. Je n’ai toujours pas eu de nouvelles d’Halyna. Je me demande si elle s’ennuie de moi.
– Je m’ennuie de la douce brise du soir à Horoshova.
– Je m’ennuie de notre vache et de nos poules.
– Je m’ennuie de ma vieille école et de mes camarades de classe.
– Par moments, je m’ennuie même de Bohdan!
Jeudi 11 juin 1914, tard
Les filles de ma classe d’ici sont gentilles, et Maureen aussi, mais pourquoi les autres sont-elles aussi méchantes? J’étudie encore tous les jours et je veux réussir, mais c’est difficile de se concentrer quand il fait si chaud dehors.
Avec Natalka qui travaille, ça m’a fait réfléchir à ce que je pourrais faire pour aider ma famille. Tout coûte cher ici, et j’entends Mama et Tato qui parlent d’argent à voix basse quand ils pensent que tout le monde est endormi. Il y a tant de choses à payer : la nourriture, l’eau, le combustible, le loyer, l’assurance, les vêtements, le tramway pour Mama. À Horoshova, nous faisions pousser nos propres légumes et nous avions les œufs de nos poules, le lait et le beurre de notre vache et, bien sûr, il n’y avait pas de tramway. Je ne savais pas que ça coûterait si cher de vivre au Canada. Les œufs coûtent 14 ¢ la douzaine. Incroyable, non? Je devrais demander à Stefan et Mary s’ils ont une idée des endroits où je pourrais trouver du travail. Maureen le saurait peut-être, elle aussi.
Nous avons de la chance parce que Baba fait notre pain. Un pain ordinaire coûte 5 ¢ au magasin, alors je ne sais pas comment s’y prennent les gens qui ne font pas eux-mêmes leur pain. Notre baril de farine coûtera 3 $ à remplacer, quand il sera vide. C’est la moitié du salaire hebdomadaire de Mama.
Heureusement, il y a la distribution de lait.
Baba fait des expériences culinaires avec les haricots secs. C’est bon, mais Mykola en a des gaz, la nuit. Comme nous partageons le même lit, ce n’est pas très agréable pour moi! C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aimerais aller dormir sur le toit.
Lundi 15 juin 1914
Cher journal, je suis si heureuse! Nous avons passé nos examens aujourd’hui, et je crois que je m’en suis bien sortie. Je suis contente d’avoir étudié autant, mais je suis encore plus contente que les examens soient finis!
Vendredi 19 juin 1914
Le genou gauche de Baba est tout enflé. Je crois que c’est parce que, aujourd’hui, nous avons eu plus de pluie que tout ce qui est tombé depuis que nous sommes arrivés au Canada. Baba dit que ça ne la dérange pas, mais je sais que ce n’est pas vrai. Il ne reste plus d’herbes médicinales à Mama, alors elle ne peut pas lui faire un emplâtre.
Baba ne peut pas vraiment monter toutes les marches chaque jour, avec les provisions. Je lui ai dit que je pourrais aller au marché à sa place, car je suis assez grande maintenant. Elle doit, bien sûr, descendre l’escalier pour aller aux cabinets, mais ça, je ne peux pas le faire à sa place.
Samedi 20 juin 1914, le matin
Quelle belle journée! Fraîche et agréable, avec à peine quelques gouttes de pluie. Nous nous sommes levés très tôt et j’ai emmené Mykola avec moi dans le boisé de la Maison Saint-Gabriel. Nous y avons cueilli des fleurs sauvages. Je suis certaine que j’ai de la grande camomille.
Plus tard
Mama a fait un emplâtre de grande camomille pour le genou de Baba. Si seulement elle n’avait pas à monter et à descendre ces marches!