Encore plus tard
Mama a décidé que Baba ne doit plus monter et descendre les marches tant qu’elle a des problèmes de genou. Baba n’en est pas trop malheureuse. J’ai remarqué que, depuis que nous sommes arrivés ici, elle n’aime pas sortir de la maison. Je crois qu’elle a peur de toutes ces choses et de tous ces bruits qu’elle ne connaît pas.
Baba utilise le pot de chambre pour faire tu-sais-quoi, et devine qui doit aller le vider? Ça me fait plaisir de le faire pour elle, mais c’est gênant. Et si je tombais par hasard sur Stefan? Ce serait beaucoup trop humiliant pour moi!
Lundi 22 juin 1914, au lit
Depuis vendredi, je vais au marché tous les jours et j’aime bien ça. Des fermiers qui parlent français viennent de la campagne et offrent leurs fruits et légumes sur des étals, et d’autres produits à l’arrière de leurs charrettes. Quand je vois ces fermiers avec le visage tout bronzé, je pense à mon ancienne patrie.
Mardi 23 juin 1914
Dernier jour d’école
Mlle Boyko nous a demandé d’arriver tôt à l’école, puis nous avons marché toutes ensemble jusqu’à l’église. Il y avait une messe spéciale parce que demain, ce sera la fête de saint Jean-Baptiste. L’église était pleine à craquer, et on a chanté plus de cantiques que d’habitude.
À notre retour à l’école, Mlle Boyko nous a remis nos bulletins. Chacun était glissé dans une pochette de carton de couleur ivoire, que retenait un joli ruban rouge. Je vais l’utiliser pour mes cheveux. Non seulement j’ai réussi le niveau 1 en anglais, mais en plus, j’ai obtenu un B! Mlle Boyko avait même collé une étoile argentée sur ma pochette. Elle a écrit que c’était pour mon « assiduité au travail ». Je l’ai remerciée, sans laisser voir que je ne savais pas ce que c’était, l’assiduité au travail. Plus tard, Mary m’a expliqué que l’assiduité, c’est quand on essaie constamment de s’améliorer. Mary a obtenu les meilleures notes de la classe et a eu une étoile dorée. Mlle Boyko a dit que c’était pour son « excellence ». Selon Mary, ça signifie qu’elle est très intelligente.
Slava n’a pas obtenu la note de passage. Mlle Boyko a quand même collé une étoile bleue sur son bulletin. À côté, elle a écrit : « Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Tu dois persévérer. » Mlle Boyko est si gentille! Slava n’avait pas l’air de se faire du souci. Elle était ravie d’avoir un ruban et une étoile.
Je me sens triste d’avoir fini l’école. Je ne sais même pas si je vais pouvoir y retourner. L’autre jour, Stefan m’a montré, dans le journal, la photo d’une femme qui avait reçu son diplôme universitaire. Quel pays extraordinaire, où les femmes peuvent aller à l’université! Mais je me demande où elles ont pu trouver l’argent nécessaire pour le faire.
Mama dit que je vais certainement retourner à l’école en septembre, et Tato a ajouté que l’une des raisons pour lesquelles nous étions venus au Canada, c’était parce que tant les filles que les garçons y avaient un avenir. Mais si nous n’avons pas assez d’argent pour payer nos factures, quel genre d’avenir allons-nous avoir? Je rêve d’acheter à Mama et Tato une grande maison avec des fenêtres et plein de pièces. Nous pourrions dormir au rez-de-chaussée quand il ferait chaud dehors, et sur le toit quand nous en aurions envie. Ce serait bien s’il n’y avait que nos propres cabinets et assez d’espace pour jouer. On pourrait peut-être avoir une vache et quelques poules aussi. Je sais que des gens habitent dans des maisons comme ça, parce que j’en ai vu. Au Canada, tout est possible.
Mercredi 24 juin 1914
Jour de la Saint-Jean-Baptiste
Aujourd’hui, c’était congé. Tato est resté à la maison, mais Mama a quand même dû faire sa demi-journée de travail.
Nous nous sommes tous rendus dans la rue Sainte-Catherine pour voir quelque chose de très amusant. Ça s’appelle un « défilé ». C’est un peu comme un provody, mais en beaucoup plus beau. Chez nous, il y a seulement un prêtre tenant un icône, et les villageois qui marchent derrière lui. Ici, le défilé prend toute la place dans la rue, et les gens sont dans des voitures tirées par des chevaux. Chaque voiture est décorée comme la scène d’un théâtre, et les gens sont costumés. Tato dit qu’on appelle ces voitures « chars allégoriques ». Dans un des chars, il y avait un homme habillé comme saint Jean-Baptiste, et il portait sa tête sur un plateau.
Maintenant que l’école est finie, il faut absolument que je me trouve du travail. Il ne faut surtout pas que Mama et Tato l’apprennent, car ils me l’interdiraient. N’empêche que nous avons drôlement besoin d’argent. Je les entends parler tout bas et je sais que nous sommes au bord de la catastrophe. Que ferions-nous si Mama tombait malade ou si Tato perdait son travail? Les rues sont pleines d’hommes sans travail. Je sais que ce n’est pas bien de cacher des choses à ses parents, mais si nous étions encore à Horoshova, je serais probablement déjà fiancée et ils ne me traiteraient plus comme une petite fille.
Stefan dit que je peux l’aider à vendre ses journaux, chaque fois qu’il y a une édition spéciale. Il va me payer 1 ¢, comme l’autre fois. Mais ce n’est pas assez. Mary a dit qu’elle viendrait avec moi à la fabrique de vêtements.
Vendredi 26 juin 1914
Sur le toit, au soleil couchant
Aujourd’hui, Mary et moi sommes allées à la fabrique de vêtements où Natalka travaille. Il y avait des filles plus jeunes que moi, là-bas. Je me suis dit qu’ils allaient sûrement m’embaucher, moi aussi, non? Je n’ai pas vu Natalka, mais elle était peut-être partie plus tôt.
Nous nous sommes présentées à l’homme qui estampillait les fiches de présences. J’ai laissé à Mary le soin de lui parler. L’homme nous a bien regardées, toutes les deux, et il a dit que Mary était engagée, mais que j’étais trop jeune. Je lui ai dit que j’avais vu des filles plus jeunes que moi entrer dans la fabrique. Il s’est contenté de secouer la tête. Il a rempli une fiche de présence pour Mary, puis l’a estampillée, et elle est entrée. Il faudra que je lui demande ce qu’on fabrique là-dedans.
Samedi 27 juin 1914
J’étais tellement occupée à préparer mes examens, il y a quelque temps, et voilà que je n’ai plus besoin d’étudier! Baba me donne des tâches ménagères et des courses à faire, mais je me sens inutile. Elle me dit d’aller jouer dehors, mais je n’arrive pas à trouver Stefan. Mary était à la fabrique, ce matin. J’ai emmené Mykola avec moi, et nous nous sommes rendus chez Slava, mais elle n’était pas là, elle non plus. Un des locataires m’a dit que son père et elle avaient déménagé. Je ne sais pas trop quoi en penser.
Baba me fait confectionner un édredon pour mon trousseau. C’est un travail très fastidieux. J’aimerais mieux faire de la broderie, mais Mama n’a pas encore eu le temps de me l’apprendre. Oy! Je préférerais fabriquer des bijoux de perles de verre, plutôt que de faire ce travail de couture bien ordinaire. Au moins, je m’amuserais un peu.
Plus tard
Aujourd’hui, je suis allée chez Maureen pour la première fois. Ça sent le chou, exactement comme chez nous, parce que sa maimeo (c’est le mot irlandais pour Baba) fait cuire des choux, elle aussi. Ils ne mangent pas de cigares au chou, mais du chou avec des pommes de terre.
Du même coup, j’ai rencontré Brigitte, la petite sœur de Maureen. Elle a un jouet extraordinaire! Il s’agit d’une petite maison de poupée en bois, avec quatre pièces et même des petits meubles en bois. Il y a aussi un papa, une maman et deux enfants, tout sculptés.