Maureen m’a dit que c’était son père qui avait fabriqué tout ça de ses mains, avant sa naissance. Brigitte m’a laissée jouer avec elle. J’aimerais bien avoir une maison de poupée comme celle-là!
Dimanche 28 juin 1914
Confortablement assise dans mon lit, écrivant à la lumière du réverbère
Cher journal, j’ai oublié de te parler du logement de Maureen. Il ressemble beaucoup au nôtre. Comme sa famille parle anglais, je pensais qu’elle était riche, mais pas du tout. Un portrait de la Vierge Marie est suspendu au mur, et aussi un crucifix. Sur le plancher, il y a un tapis tressé, fait de bouts de tissu de toutes les couleurs. Je pense que son père a fabriqué lui-même la table et les chaises de la cuisine, car elles sont décorées de motifs sculptés.
J’ai parlé à Tato de la maison de poupée que le père de Maureen avait fabriquée, à sa sœur et elle. Il a dit que, si j’en faisais un dessin, il essaierait d’en fabriquer une pour Mykola et moi.
Lundi 29 juin 1914
Encore une épouvantable tragédie. Les nuages ont pleuré toute la journée parce que François-Ferdinand et Sophie ont été assassinés.
Je parle de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la couronne d’Autriche, et de sa femme, la princesse Sophie. Leur assassin, un étudiant, est un Serbe qui veut que son pays soit libéré de la tutelle de l’Autriche.
C’était mal, de tuer ainsi l’archiduc et la princesse. Ce doit être horrible pour leur famille! Ferdinand et Sophie avaient des enfants. Qui va s’en occuper, maintenant?
J’allais oublier! J’ai goûté quelque chose de nouveau, aujourd’hui. Après que j’ai aidé Stefan à vendre ses journaux, il m’a demandé si je voulais un sandwich. Je pensais qu’il voulait dire quelque chose de normal, comme du saindoux ou du miel, mais il m’a tendu une tranche de pain tartinée de quelque chose qui ressemblait à de la boue. Ça sentait les noix. J’y ai goûté du bout des dents. Ça goûtait les noix, mais c’était tout mou. Il a eu le temps de terminer tout son sandwich avant même que je me risque à prendre une deuxième bouchée.
« Tu n’en mourras pas », a-t-il dit. Il paraît qu’on appelle ça du beurre d’arachides. Peux-tu le croire : faire du beurre avec des arachides!
J’ai pris une grosse bouchée et j’ai failli m’étouffer! Le goût est agréable, mais c’est si visqueux que ça colle au fond de la gorge. Stefan m’a donné de grandes tapes dans le dos, puis il m’a apporté un verre d’eau. J’ai fini mon sandwich en prenant des bouchées plus petites.
Sa mère a acheté ce beurre d’arachides lors des soldes du jour de Victoria. Ses parents n’aiment pas ça, alors Stefan en mange presque tous les jours, au déjeuner et au dîner.
Stefan dit que je ne dois pas mentionner à mes parents que je suis entrée chez lui, alors que ses parents à lui n’y étaient pas. J’ai rougi quand il a dit ça! Je ne pense jamais à Stefan en tant que garçon. C’est juste un ami.
Mardi 30 juin 1914
Cher journal, il pleut encore un peu et il fait froid. Sincèrement, ça ne me dérange pas trop parce que, quand il fait chaud dehors, c’est insupportable à l’intérieur.
Je n’arrive pas à dormir parce que je n’arrête pas de penser à me trouver du travail. J’ai raconté à Stefan ce qui s’était passé à la fabrique de vêtements, et il m’a dit que c’est la loi qui veut que les enfants de moins de 14 ans ne travaillent pas. J’ai répliqué qu’il se trompait, parce que des filles plus jeunes que moi y travaillaient.
Selon lui, elles ont probablement apporté un mot de leurs parents.
Je ne pourrais pas faire ça parce que mes parents ne veulent pas que je travaille et ils ne mentiraient certainement pas à propos de mon âge. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne peut écrire en anglais.
En parlant de Stefan, son logement occupe la moitié d’une grande pièce. Un pan de tissu suspendu à une corde à linge le sépare de l’autre moitié de la pièce. J’entendais quelqu’un qui ronflait, de l’autre côté. Stefan a dit que ses parents avaient sous-loué l’autre moitié à un travailleur de nuit. Quand ses grands frères habitaient avec eux, la famille occupait tout le logement, mais le loyer est trop cher pour trois personnes seulement. (Donc, je suppose que je n’ai rien fait de mal en me trouvant chez Stefan; nous n’étions pas vraiment seuls, après tout.) Ses parents espèrent pouvoir mettre assez d’argent de côté pour faire venir son oncle et sa tante. Un seul passage coûte 15 $ et …
Avant de me mettre au lit
Désolée, cher journal. Baba a poussé un grand cri qui m’a fait peur. Elle était en train de rouler la pâte pour les pyrohy quand une grosse souris noire a grimpé sur sa jupe et sauté sur la table. C’est la première fois que j’en vois une en plein jour. On ne croirait jamais que Baba a un genou malade, à la voir pourchasser cette pauvre bête dans toute la pièce.
Baba et moi avons nettoyé tout le logement, mais nous n’avons pas retrouvé la souris. Il fait presque noir maintenant. Mykola dort, mais moi, je n’arrête pas de penser que je vois des petits yeux de souris.
Oy! J’ai failli oublier de te raconter ce que Stefan fait pour aider sa famille à économiser. Il va le long de la voie ferrée et ramasse des morceaux de charbon pour leur poêle. Je devrais essayer ça.
Juillet 1914
Mercredi 1er juillet 1914
Aujourd’hui, c’est la fête du Dominion. Autrement dit, la fête du Canada. Je l’ai su parce qu’il y a un solde au magasin, et ils appellent ça le solde de la fête du Dominion. On ne dirait pas vraiment que c’est un jour de fête, et il n’y a pas de défilé.
Quand Tato est revenu du chytalnya, ce soir, j’ai finalement trouvé le courage de lui demander s’il signerait une lettre attestant que j’ai l’âge de travailler. Il n’a rien dit pendant presque une minute. Puis il m’a fait asseoir sur ses genoux, comme il le faisait quand j’étais petite. Il a enfoui son visage dans mes cheveux; on aurait dit qu’il pleurait. « Ma chère Anya, a-t-il dit. Essaie d’être une enfant encore quelque temps. »
Vendredi 3 juillet 1914, à l’heure du dîner
Ce matin, j’ai encore aidé Stefan à vendre ses journaux, puis nous sommes montés sur le toit pour lire un des journaux qui n’avaient pas été vendus. Lire un journal est difficile, mais c’est une bonne façon de m’exercer à parler anglais. Parfois, je lis à voix haute et Stefan me corrige. J’ai été surprise de lire un article à propos des « Ruthéniens ». C’est un autre nom pour désigner les gens de notre peuple, comme « Galiciens » ou encore « Bucoviniens ». L’article disait que le gouvernement d’ici était mécontent à cause de tous les « Ruthéniens » qui n’arrivaient pas à trouver de travail. Certaines villes ont même dû organiser des soupes populaires. C’est un peu comme la distribution de lait d’ici, sauf qu’il s’agit de soupe. On disait aussi que les gens qui se présenteraient à la soupe populaire allaient être « déportés », c’est-à-dire renvoyés dans leur ancienne patrie.
Et si ça nous arrivait, à nous? Nous sommes au bord du désastre. Je prie pour que Mama et Tato ne perdent pas leurs emplois. Si nous sommes déportés, ce sera la fin pour nous! Nous n’avons plus rien à Horoshova. Nous avons tout vendu. Oy! Je suis très inquiète!