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Mardi 7 juillet 1914, dans mon lit

Je n’avais pas revu Stefan depuis quelques jours, mais il est venu chez nous aujourd’hui, pour me montrer un autre article paru dans le journal. Il sait que j’aime lire les articles à propos de mon peuple. Dans celui-ci, on disait que « le vote des Ruthéniens pourrait être déterminant aux élections au Manitoba ».

!?!?!?

Stefan m’a expliqué que des milliers d’Ukrainiens avaient le droit de vote au Manitoba. C’est merveilleux! Mais je suis quand même inquiète. Si, avec leur vote, ils font pencher la balance du mauvais côté, est-ce que les autres électeurs leur en voudront?

Vendredi 10 juillet 1914

Une lettre vient d’arriver d’Horoshova, juste pour moi, de la part de ma chère Halyna. Je l’ai collée dans mon journal.

25 mai 1914

Ma très chère Anya,

Tu me manques énormément. J’espère que tu vas bientôt trouver le temps de m’écrire. Horoshova me semble bien vide, sans toi. Je pense à toi qui vis dans cette belle grande maison, avec beaucoup de bonnes choses à manger et tout plein d’argent. Je suis heureuse pour toi, mais je dois t’avouer que je suis jalouse.

Quand je suis vraiment triste, je sors le tsymbaly de Volodymir et je joue un petit air. Ça me fait pleurer mais, en même temps, je me sens mieux. J’aimerais tellement pouvoir partir pour le Canada et me retrouver auprès de toi. Ça ne va pas bien, ici. Le seigneur a encore augmenté nos impôts, et papa n’a pas l’argent qu’il faut. Te rappelles-tu Pan Smitiuch, notre instituteur? Il s’est enrôlé dans l’armée autrichienne. Ici, il n’y a plus personne pour enseigner aux plus grands, et on m’a demandé de m’occuper des plus petits. Je ne suis pas aussi instruite que Pan Smitiuch, mais je fais de mon mieux. Les jours passent, et on dirait qu’Horoshova est en train de devenir un village de femmes seulement. Quand ils ne meurent pas dans les mines de charbon, nos hommes partent pour le Canada ou s’enrôlent dans l’armée. J’aimerais tant que tout le monde laisse Horoshova tranquille!

Je ne veux pas te faire de peine, alors je vais te raconter des choses plus gaies. Il y a des fleurs partout, et notre vache Chorna a donné naissance à une jolie petite femelle, au nez tout rose. Je l’ai appelée Kvitka parce qu’elle me fait penser à la fleur qui porte ce nom. J’ai planté de nouvelles fleurs sur la tombe de Volodymir et aussi sur celle de ton Dido. J’ai décidé de m’occuper de ces deux tombes et de les traiter comme si elles étaient à ma famille, car nous formions presque une famille.

J’espère que tu pourras bientôt m’écrire. Je pense à toi tous les jours. Je t’envoie toute mon affection.

Ta meilleure amie pour toujours.

Halyna

Cher journal, j’espère que je n’ai pas gâché tes pages avec toutes mes larmes. J’étais si heureuse d’avoir reçu une lettre d’Halyna, mais maintenant, je n’en suis plus très sûre. Je suis inquiète pour elle et pour tous les autres à Horoshova. On dirait qu’elle n’a pas encore reçu ma lettre. Elle doit penser que je l’ai abandonnée. Oy! J’ai tellement de peine!

J’espère que ma lettre va bientôt arriver chez elle. Je lui ai raconté tous les détails affreux de notre traversée et lui ai parlé de l’endroit où nous vivons. J’ai même mentionné les cabinets qui sentent mauvais. Je lui ai dit aussi que je m’ennuyais d’Horoshova. Quand elle va lire ma lettre, elle ne sera peut-être plus aussi triste. Elle ne devrait plus se sentir jalouse, non plus.

Mercredi 15 juillet 1914

Cher journal, aujourd’hui, c’est la fête patronale de Volodymir. Au déjeuner, Baba a mis un couvert de plus, puis en nous tenant tous la main, nous avons chanté Vichnaya Pamyat. Je sentais ma gorge se serrer tandis que je chantais, mais je ne voulais pas pleurer parce que je savais que ça ferait pleurer Mama. Nous essayons de nous rappeler plutôt toute la joie que Volodymir apportait dans nos vies. Tato dit qu’il est inutile de s’attarder sur le chagrin. Je serai toujours reconnaissante à mon cher grand frère pour une chose en particulier : le fait qu’il nous a appris à lire et écrire, à Halyna et à moi. Ça m’apporte beaucoup de réconfort, de pouvoir rester en contact avec elle. Et si Volodymir ne m’avait pas appris à écrire, Tato ne m’aurait jamais offert ce carnet, et tu ne serais pas avec moi en ce moment, cher journal.

Plus tard

C’est la deuxième lettre que je reçois cette semaine. Celle-ci vient d’Irena. Au cas où tu l’aurais oublié, cher journal, c’est la fille que j’ai rencontrée à bord du bateau. J’ai collé sa lettre dans tes pages.

Poste restante

Hairy Hill, Alberta, Canada

Le 3 juillet 1914

Chère Anya,

Je t’avais promis que j’apprendrais à écrire. Voici donc la première lettre que je t’adresse! Es-tu fière de moi?

Comment est ta nouvelle maison? Est-ce qu’elle a vraiment trois étages? Où dors-tu? Je suis si excitée quand je pense à toi qui vis dans une si grande ville!

Notre maison n’est pas aussi belle que la tienne. Nos voisins sont très éloignés de nous et, au début, je me demandais comment mon père allait faire pour construire la maison tout seul. Elle ressemble un peu à notre vieille maison au village, mais en plus simple. Le toit est fait de tourbe, et le sol est de terre battue. Les autres colons sont venus de la région de Willingdon (c’est à une journée entière d’ici, en voiture tirée par un cheval) pour venir aider mon père à construire la maison. Ils appellent ça une « corvée de construction »; c’est la même chose qu’un toloka de chez nous. Ils ont monté notre maison en une seule journée! Mon père m’a montré où il vivait avant. C’était un abri enfoncé dans le sol et fait de billots sur lesquels avait été répandue de la tourbe.

Il y a d’autres enfants dans les environs, mais notre voisin le plus proche est un célibataire dont le nom est Yurij Feschuk. Il vient de notre village, dans notre pays. Il n’y a pas d’école tout près, mais il pourrait y en avoir une dans un an ou deux. Pour le moment, je vais chez des voisins mariés et, avec leurs enfants, je parcours 8 km à pied pour me rendre à l’école la plus proche.

Mon instituteur m’a aidé à écrire cette lettre; il dit que j’apprends vite.

Nous n’avons qu’une toute petite récolte de légumes et de blé parce que notre terre est encore couverte d’arbres. Mon père et moi défrichons ce que nous pouvons, tandis que Mama s’occupe d’Olya et de la maison. J’aimerais tant pouvoir retourner dans mon ancien village avec tous mes amis et ne pas avoir à faire ce travail éreintant! Mais j’aime bien être ici avec mon père, qui n’arrête pas de me rappeler qu’au Canada, nous sommes libres. Tu me manques, Anya! Je t’en prie, écris-moi. Parle-moi de Montréal.

Ta grande amie,

Irena

P.-S. 1 : Olya t’embrasse très fort.

P.-S. 2 : Je garde en lieu sûr le collier que tu m’as fabriqué. Je le regarde souvent en pensant à toi.