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C’est étrange, de penser à Irena qui habite dans les prairies. J’espère qu’elle va pouvoir se faire de bons amis à cette école. Stefan est peut-être agaçant par moments, mais au moins, c’est un ami. Et j’ai aussi Mary et Maureen. Je me demande où est Slava.

Lundi 20 juillet 1914

Quand je me rends au marché, je vois qu’il y a toujours plus d’hommes dans la rue, qui font la queue devant la soupe populaire.

Hier, Stefan a écrit la lettre pour le patron de la fabrique, et je l’ai signée moi-même. Dès que Mama et Tato ont été partis au travail, je me suis rendue là-bas. Devine : ils m’ont engagée!

Oh, cher journal! Comment vais-je faire pour l’annoncer à Tato? Je sais que j’ai eu tort de signer son nom, mais il le fallait. Il va être très fâché que j’aie fait quelque chose derrière son dos. J’espère que je vais arriver à le convaincre que ça pourrait sauver notre famille.

Voici à quoi ressemble cette fabrique. Il y a des rangées et des rangées de filles assises à des tables sur lesquelles sont placées des machines à coudre. La couturière en chef m’a fait asseoir à côté de Mary et m’a montré ce que je devais faire : coudre un côté d’un chemisier, puis m’arrêter. Et refaire la même chose avec un autre. Un gros tas de chemisiers à moitié cousus sont empilés dans un panier d’osier, près de moi. Quand j’ai fini tous les chemisiers, je dois passer le panier à la fille qui est devant moi et qui, elle, fait une autre couture.

Je reçois 1 ¢ pour 10 coutures. Nous sommes censées faire au moins 500 coutures par jour, mais aujourd’hui, je n’en ai fait que 234 et, en plus, je me suis piqué le pouce avec l’aiguille. Mary m’a dit que nous n’étions pas payées pour les morceaux qui étaient tachés de sang ou d’autre chose. J’espère que mes doigts vont s’endurcir! Si j’avais une machine à coudre chez nous, je pourrais terminer mon trousseau en un rien de temps!

Je suis rentrée à la maison juste avant Tato. Baba m’a regardée d’un drôle d’air, mais elle n’a rien dit.

Vendredi 24 juillet 1914

Stefan est venu frapper à ma porte dès qu’il a vu que j’étais rentrée du travail. Il m’a montré les manchettes du journal de ce matin : L’Autriche signifie son mécontentement à la Serbie. Stefan dit qu’il a entendu des hommes en parler, à la soupe populaire. Selon lui, l’Autriche croit que la Serbie a organisé l’assassinat de l’archiduc François-Joseph et de la princesse Sophie par cet étudiant. Si c’est vrai, il pourrait y avoir une guerre!

Samedi 25 juillet 1914, l’après-midi

Quand je suis revenue de ma demi-journée de travail, Stefan était assis au pied de l’escalier. « La Russie appuie la Serbie, et l’Allemagne se range du côté de l’Autriche, m’a-t-il dit. Il va probablement y avoir une guerre. »

Oy! Cher journal, j’ai peur. Horoshova est tout près de la frontière russe. S’il y a la guerre, il pourrait y avoir des combats dans notre village. J’espère que la Russie va y penser à deux fois, et l’Allemagne aussi.

Et comme un malheur n’arrive jamais seul … Te souviens-tu du monsieur avec le chapeau brun tout sale? Il est passé devant nous tandis que nous étions assis sur les marches et il a lancé un mégot de cigarette encore allumé sur Stefan. Je l’avais regardé passer et l’avais vu faire un geste de la main en nous traitant tout haut de « saletés d’Autrichiens ». Mais je n’avais pas remarqué le mégot de cigarette jusqu’à ce que le pantalon de Stefan s’enflamme. J’ai essayé d’éteindre le feu avec mes mains et je me suis brûlé la paume. Stefan a réussi à étouffer le feu en le couvrant avec son sac à journaux. Il est bien plus fâché à propos de son pantalon abîmé qu’à propos de sa jambe brûlée, car c’est le seul pantalon qu’il a. J’ai dit à Stefan qu’il devrait aller en informer la police, mais il a ri et a répondu : « Penses-tu vraiment qu’ils prendraient notre parti? »

Lundi 27 juillet 1914

Je savais que quelque chose n’allait pas, sans même avoir lu le journal. Ce matin, un de nos voisins se faisait battre par des voyous dans la rue et appelait à l’aide, mais je ne pouvais rien faire pour lui et j’ai couru jusqu’à mon travail. Quand je suis arrivée là-bas et que j’ai pointé ma fiche de présence, le patron a grommelé quelque chose comme : « Vous, les Autrichiens, on ne peut jamais compter sur vous. »

Mary m’a dit que l’Autriche et la Serbie étaient sur le point de se déclarer la guerre. Les deux gouvernements ne s’adressent plus la parole. Oy! Ça va vraiment mal!

Quand j’ai quitté la fabrique, Stefan nous attendait, Mary et moi. Il portait son pantalon brûlé et avait un pansement sur la jambe. Il a dit que, « en ces temps difficiles », les filles d’immigrants n’étaient pas en sécurité. Ça m’a inquiétée pour Mama : elle doit faire un long trajet en tramway, puis à pied. Est-elle en sécurité, elle?

Quand nous sommes arrivés au marché, la dame qui me vend habituellement des oignons m’a regardée d’un œil mauvais et m’a rendu ma monnaie avec brusquerie. Au moins, elle ne m’a pas traitée d’Autrichienne.

Mercredi 29 juillet 1914, après le travail

L’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie! Au travail, toutes les filles en parlaient. J’ai si peur! Ça va très, très mal.

Jeudi 30 juillet 1914, dans mon lit

Hier soir, Tato est encore resté très tard au chytalnya. Mama avait l’air si inquiète que je suis restée auprès d’elle jusqu’à ce que Tato soit rentré. J’ai souhaité bonne nuit à Tato et je me suis mise au lit en pensant que j’allais tout de suite m’endormir, mais non. J’entendais Mama et Tato qui parlaient tout bas dans l’autre pièce.

Tato a raconté qu’au chytalnya, les gens ne parlaient que de la guerre. Dans le journal d’aujourd’hui, on disait que plus d’un million de soldats russes se préparaient pour le combat. Si la Russie entre en guerre, qu’arrivera-t-il à Horoshova? Nous sommes si près de la frontière!

Vendredi 31 juillet 1914, après le travail

Aujourd’hui, il faisait si chaud et humide à la fabrique que j’ai failli m’évanouir. Pendant la pause, une des filles m’a montré le journal. On n’y parle que de la guerre. En première page, on dit que les Autrichiens sont passés à l’attaque et que les Russes sont prêts à riposter. On disait aussi que le Canada pourrait bien participer aux combats. Oy! Ça n’annonce rien de bon pour qui que ce soit!

Août 1914

Dimanche 2 août 1914, après la messe

Tato ne vient pas souvent à l’église avec nous, mais il l’a fait aujourd’hui. Le prêtre a lu une lettre qui avait été écrite par Monseigneur Budka. Celui-ci suggère à tous les hommes qui sont en âge de se battre de rentrer en Galicie et de joindre les rangs de l’armée autrichienne pour défendre nos terres.

Sur le chemin du retour, Mama et Tato ne se sont pas dit un mot, puis ils se sont enfermés dans la chambre pour discuter. J’avais l’oreille collée contre la porte et j’ai tout entendu. La lettre de Monseigneur Budka a fait réfléchir Tato. Je pouvais entendre sa voix brisée par l’émotion et, même si je ne pouvais pas la voir, je crois que Mama était assise à côté de lui, sur le lit, et qu’elle le serrait dans ses bras. Je ne veux pas que Tato s’en aille. Nous sommes venus au Canada justement pour échapper à tout ça, il me semble. Mais Tato a dit : « Qu’arrivera-t-il, si les Russes envahissent Horoshova? »