Mon cœur s’est mis à battre très fort, à cette idée. Pourquoi tous ces pays veulent-ils se battre? Mama a dit à Tato qu’il devait penser à Mykola, à moi, à elle et à Baba avant de penser à Horoshova. Ensuite, je les ai entendus pleurer, tous les deux.
Lundi 3 août 1914, au dîner
Oy! Cher journal, ça va vraiment très mal. Au moment où je partais travailler ce matin, Stefan m’a montré les manchettes d’aujourd’hui. L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie! Et l’Allemagne a envahi la France! La Grande-Bretagne s’en mêle aussi. Selon Stefan, ça veut dire que le Canada va être en guerre aussi!
Pendant toute la matinée, j’ai été si préoccupée par tout ça que je n’ai pas été aussi attentive que d’habitude à mon travail. Je me suis piquée avec l’aiguille. Il a fallu que je me bande le doigt très serré avec un bout de tissu pour ne pas gâcher les morceaux de chemise avec mon sang.
Mardi 4 août 1914, après le travail
Tato a perdu son travail. Ils ont licencié les Ukrainiens, à l’usine. Quand Tato a demandé pourquoi, son patron a répondu : « Pour des raisons patriotiques ».
Je ne savais pas ce que ça voulait dire, alors j’ai demandé à Mary. Elle m’a dit que ça signifiait qu’ils n’aimaient pas les étrangers. Selon elle, le fait que Monseigneur Budka a suggéré aux Galiciens de retourner dans leur pays et de se battre aux côtés des Autrichiens et des Allemands n’a rien arrangé. Je lui ai demandé si nous risquions, nous aussi, de nous faire renvoyer, mais selon elle, nous n’avons pas à nous inquiéter parce que notre patron ne pourrait jamais trouver assez de Canadiennes pour nous remplacer.
Plus tard
Je n’avais plus le choix. J’ai été obligée de dire à Tato que j’avais trouvé un emploi. De toute façon, maintenant qu’il va passer ses journées à la maison, il aurait fini par le découvrir.
Il n’était pas content que j’aie agi derrière son dos. J’avais tellement honte que j’ai fondu en larmes. Je lui ai expliqué que je l’avais fait pour la famille et je lui ai tendu les 5,71 $ que j’avais gagnés jusqu’à maintenant. Il a posé l’argent sur la table, puis il m’a fait asseoir sur ses genoux. « C’est moi qui devrais être le soutien de famille, pas ma femme ni ma fille. »
« Ça va s’arranger », lui ai-je murmuré.
Il m’a serrée très fort dans ses bras. Je sentais ses larmes qui coulaient sur ma joue.
Je suis soulagée de le lui avoir dit. Je n’aime pas cacher des choses à mes parents.
Mercredi 5 août 1914
Comme je travaille à l’extérieur, Tato est allé tout seul au marché, mais Baba a rouspété quand elle a vu ce qu’il avait choisi. Les oignons sont flétris, il a acheté les œufs qui coûtaient le plus cher, par erreur, et il a oublié d’acheter du savon. Alors la prochaine fois, nous irons ensemble.
Au coucher du soleil, sur mon toit
J’ai la main qui tremble en écrivant ceci. C’est arrivé. Le Canada entre en guerre.
Plus tard
Stefan m’a dit que les journaux étaient pleins d’histoires à propos du « problème des étrangers » et du fardeau que nous représentons pour le Canada. Comment peut-on dire des choses pareilles dans les journaux?
Tato s’est présenté dans toutes les usines, à des milles à la ronde, mais personne n’a voulu l’embaucher. Tato dit qu’ils le prennent pour un ennemi.
J’ai peur pour Halyna et tous nos chers amis à Horoshova.
Vendredi 7 août 1914, tard le soir
Ce matin, Tato m’a accompagnée jusqu’à mon travail. Il a essayé de me faire croire que c’était juste pour me tenir compagnie, mais je pense qu’il craint pour ma sécurité.
Tato passe ses journées soit au chytalnya, soit à se chercher du travail.
J’allais oublier : Mama aussi se fait accompagner au travail. La gouvernante de Mme Haggarty, Mme Casey, monte dans le tramway un arrêt avant le nôtre. Tato accompagne donc Mama jusqu’à notre arrêt et la regarde monter dans le tram. Mama est seule jusqu’au prochain arrêt, puis Mme Casey monte à son tour et s’assoit avec elle pour le reste du trajet. Mme Haggarty envoie son jardinier les chercher à l’arrêt, et il les ramène jusque chez elle.
Mama dit que Mme Casey a l’air sévère, mais qu’en réalité, elle est très gentille. Toutes deux se sentent plus en sécurité en faisant le trajet ensemble. Je serais bien d’accord pour que des femmes comme Mme Haggarty aient le droit de vote.
Mme Casey devrait aussi avoir le droit de voter.
Plus tard
Mama aussi devrait pouvoir voter.
Samedi 8 août 1914, après le souper
Aujourd’hui, Tato a passé presque toute la journée au chytalnya. Même après être rentré à la maison, il semble toujours continuer à penser à tout ce qu’il a entendu ou discuté là-bas. On y parle probablement de la guerre, et rien que de ça. Parfois il en parle à Mama, quand il pense que personne d’autre n’écoute. D’autres fois, il garde tout pour lui.
Il faisait si chaud à la fabrique hier qu’une des filles s’est évanouie. Il fait de plus en plus chaud et étouffant dans notre logement. Il fait chaud sur le toit aussi, mais au moins, il y a une petite brise et, aujourd’hui, il y fait un peu plus frais.
Dimanche 9 août 1914
Aujourd’hui, Tato est encore venu à l’église avec nous, et on y a lu, à voix haute, une autre lettre de Monseigneur Budka. Il dit que, puisque la Grande-Bretagne et le Canada sont maintenant engagés dans cette guerre, il appuie la Grande-Bretagne. Allez donc y comprendre quelque chose! La Grande-Bretagne et le Canada sont du même côté que la Russie. Il me semble que la Russie est l’ennemi de la Galicie, non? Tato est fâché contre Monseigneur Budka. Il dit que c’est à cause de sa lettre de la semaine dernière que tant d’Ukrainiens ont perdu leur travail.
Mardi 11 août 1914
Cher journal, les jours se suivent, tous plus monotones les uns que les autres. Il fait très chaud à la fabrique, et pas tellement plus frais à la maison. Halyna m’a envoyé une autre lettre, datée d’avant le début de la guerre. La voici :
Horoshova, comté de Borschiv, Galicie
24 juillet 1914
Très chère Anya,
Merci pour ta lettre du mois de mai. C’était très intéressant de lire ce que tu me racontais à propos de ta traversée de l’océan et de ta nouvelle maison. Je suis très contente de savoir que tu vas à l’école et que tu apprends l’anglais. Ici, ça ne va pas très bien. Comme tu le sais, l’archiduc a été assassiné. Ça nous a causé beaucoup d’ennuis. Ils disent qu’il va y avoir la guerre. L’armée se cherche des soldats, mais elle convoite aussi nos récoltes. Nos impôts ont tellement augmenté que nous allons probablement finir par manquer de nourriture. J’ai une autre nouvelle pour toi et j’espère que tu ne seras pas fâchée. Je me suis fiancée. Je suis sûre que tu te souviens de Bohdan Onyshevsky. Je sais que vous ne vous êtes jamais très bien entendus, mais il est beaucoup plus gentil que tu ne le crois. J’espère que tu vas nous donner ta bénédiction. J’aime toujours notre cher Volodymir, mais il est mort et la vie doit continuer. Bohdan a offert à mes parents de les aider avec leurs impôts. Je ne suis pas amoureuse de lui, mais il est gentil. Peut-être que, maintenant que tu es au Canada, tu vas pouvoir choisir toi-même ton mari. J’aimerais tant vivre au Canada, moi aussi.