Te rappelles-tu Kvitka, mon petit veau femelle? Elle a beaucoup grandi. Les soldats ont pris sa mère, Chorna. Nous n’aurons donc plus de lait tant que Kvitka ne sera pas plus grande. S’il te plaît, écris-moi et parle-moi de ta vie merveilleuse. Je suis ravie que tu sois heureuse et en sécurité.
Ton amie pour toujours,
Halyna
Oh! cher journal, mon cœur s’est presque arrêté de battre quand j’ai lu qu’Halyna allait se marier avec l’affreux Bohdan! C’est évident que tous les hommes sont partis. Je ne sais pas si je devrais raconter à Halyna tout ce qui m’arrive. Je ne voudrais pas l’inquiéter. Mais c’est mon amie, alors je dois lui dire la vérité. Peut-être que ça l’aidera à mieux accepter sa vie.
Dimanche 16 août 1914
Aujourd’hui, quand nous allions à l’église, un homme s’est précipité sur Baba et a empoigné son fichu. Baba a retenu son fichu du mieux qu’elle le pouvait pour empêcher l’homme de le lui enlever. L’homme a tiré si fort qu’il a fait tomber Baba par terre; elle n’a pas lâché prise. Tato a crié après l’homme, mais en vain. Deux ou trois hommes et même une femme s’étaient arrêtés pour regarder la scène. Ils riaient tous de Baba en lui disant qu’elle ferait mieux de retourner là d’où elle était venue.
Tato est devenu rouge de colère et il a donné un coup de poing sur la bouche de l’homme, qui a fini par lâcher le fichu de Baba. Mama et moi avons aidé Baba à se relever. Il y avait du sang sur les dents de l’homme. Et là, il a donné un coup de poing dans le ventre de Tato, si fort que Tato est tombé par terre. J’étais horrifiée. Je me suis précipitée pour l’aider, mais avant que je puisse l’atteindre, un autre homme lui a donné un coup de pied dans les côtes. C’est alors que quelques habitués du chytalnya sont venus défendre Tato. Les autres hommes se sont dispersés. Je n’ose même pas penser à ce qui aurait pu arriver si les amis de Tato n’étaient pas arrivés à ce moment-là.
Mama a dit que nous devrions peut-être retourner chez nous, mais Tato a secoué la poussière de ses vêtements, puis a examiné Baba pour voir si elle était blessée. Sans dire un mot, il lui a offert son bras, et elle l’a pris. Mama marchait de l’autre côté de Tato et elle a doucement placé son bras derrière le dos de Tato afin de l’aider à ne pas trop boiter.
Mykola semblait sur le point d’éclater en sanglots. « Veux-tu monter sur mon dos? » ai-je demandé.
Il a esquissé un sourire. Alors, je me suis accroupie pour le laisser monter, puis nous avons poursuivi notre route vers l’église.
Plus tard
À notre retour de l’église, Stefan est venu me rejoindre sur le toit et s’est assis près de moi. « Qu’est-ce que c’est, toutes ces petites boules jaunes et blanches? » m’a-t-il demandé, en regardant à mes pieds. C’étaient les perles de verre du magnifique collier qu’Irena avait fabriqué pour moi. Le fil avait dû se casser sans que je m’en aperçoive. Je me suis levée, j’ai secoué mes vêtements, et d’autres perles sont tombées. J’espérais que la perle en verre de Venise, celle qui est si belle, était restée coincée dans mes vêtements et que je ne l’avais pas perdue. Stefan s’est mis à quatre pattes et m’a aidé à la chercher, mais sans succès. Je ne sais pas quand mon collier s’est rompu. Peut-être quand j’ai pris Mykola sur mon dos?
Je suis triste d’avoir brisé le collier qu’Irena m’avait fait. Si seulement je n’avais pas perdu la perle de Venise, j’aurais pu le réparer. Oy! Les choses peuvent-elles empirer?
Jeudi 20 août 1914, après le travail
Je n’ai pas grand-chose de nouveau à raconter, sauf que Mary avait les yeux rouges, ce matin. Elle m’a dit que son grand frère s’était enrôlé dans l’armée canadienne. Je ne savais même pas qu’elle avait un frère. Elle ne m’en avait jamais parlé. Il habite Toronto, semble-t-il, et il parle bien l’anglais. Son nom est Ihor, mais il se fait appeler Georges.
Vendredi 21 août 1914
Il a plu toute la journée. J’étais trempée en arrivant au travail, et en rentrant à la maison.
Plus tard
Tato vient d’arriver. Il dit que le gouvernement a proclamé ce qu’on appelle la Loi sur les mesures de guerre. Ça veut dire que les gens qui sont arrivés récemment de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne ne peuvent plus recevoir de journaux ni de courrier de chez eux et que, si le gouvernement le désire, il peut confisquer nos biens parce que nous sommes des « sujets d’un pays ennemi ». Quels biens pourrait-il confisquer? Nous en avons si peu!
Lundi 24 août 1914
Au coucher du soleil, sur mon toit
Je couds de mieux en mieux. Mes points sont si réguliers que le patron m’a fait changer de tâche. D’un côté, je suis triste parce que je ne suis plus assise près de Mary; par contre, je gagne plus d’argent. Je travaille maintenant à la machine à boutonnières. C’est plus difficile, et Mary m’a dit qu’ils avaient du mal à trouver de bonnes ouvrières pour ce travail. Je vais faire de mon mieux, même si ça veut dire que je dois rester plus tard à la fabrique. Il ne faut surtout pas que je perde ce travail. Ma famille a besoin de mon salaire pour survivre.
Mardi 25 août 1914
Il fait plutôt froid, cher journal, et je me sens le cœur glacé. Selon les dispositions de la Loi sur les mesures de guerre, les hommes qui ne sont pas des « citoyens britanniques naturalisés » doivent se présenter aux bureaux de l’Immigration, rue St-Antoine. Ça veut dire que Tato doit y aller, lui aussi! Il s’y est rendu aujourd’hui, pour la première fois. Certains y sont retenus prisonniers, dont le père de Slava! Où Slava peut-elle bien être, maintenant? Je suis inquiète à son sujet.
Jeudi 27 août 1914
Les Russes ont envahi l’Allemagne. Chaque jour, les nouvelles empirent. Ma vie est un enfer, et tout ça à cause d’un étudiant qui a tué l’archiduc.
C’est peut-être affreux à dire mais, même si ça va mal au Canada, je suis bien contente que nous soyons ici, plutôt qu’à Horoshova. Si nous étions là-bas, Tato serait peut-être mort, à l’heure qu’il est.
Vendredi 28 août 1914, dans mon lit
Les Allemands ont envahi le nord de la France. On dit que c’est « un terrible combat qui fait rage partout dans le monde ». Je suis peinée pour tous les gens qui se font tuer. Tout ça, à cause d’une querelle entre l’Autriche et la Serbie.
Samedi 29 août 1914
Les Britanniques ont coulé quatre navires de guerre allemands. C’est bien que la Grande-Bretagne prenne le dessus, mais qu’en est-il de tous ces Allemands? Ils n’ont pas mérité de mourir. Personne ne mérite de mourir, dans cette guerre. C’est si injuste!
Comme ce n’est plus sécuritaire d’aller dehors, je travaille à mon trousseau. C’est une vie bien monotone : je couds toute la semaine dans une fabrique, puis je couds à la main toute la fin de semaine. Mais je dois m’occuper, afin de ne pas trop penser à la guerre.
Lundi 31 août 1914