C’est Tato qui a sculpté les poupées; Mama et Baba ont confectionné les vêtements. Je ne sais pas du tout quand ils ont fait tout ça. Probablement quand j’étais au travail ou au lit. Mykola avait l’air de savoir que nous allions recevoir ces cadeaux. Tato a dit qu’il n’avait pas encore eu le temps de fabriquer la maison de poupée, mais que ça viendrait. Il veut que je reste une enfant pour un petit bout de temps encore.
Je me sens mal de n’avoir aucun présent à offrir, mais Mama a dit que j’étais déjà très généreuse tous les jours, si l’on considère mon travail et le fait que je m’occupe du pot de chambre de Baba!
Mercredi 23 décembre 1914 (froid!)
Une lettre m’attendait, quand je suis rentrée du travail! Avant même d’avoir vu le timbre ou l’adresse de l’expéditeur, je savais qu’elle ne pouvait pas venir d’Halyna, à cause de la Loi sur les mesures de guerre. Elle était d’Irena. Voici ce qu’elle m’a écrit :
Poste restante
Hairy Hill, Alberta, Canada
Le 30 novembre 1914
Chère Anya,
Désolée de ne pas t’avoir écrit plus tôt. C’est difficile à croire, mais il y a tant de travail à faire sur une terre de colonisation! Je me demande bien comment mon père se débrouillait, avant que nous arrivions, Mama, Olya et moi! Nos récoltes ont été modestes cette année parce que nous avons réussi à défricher quelques acres seulement sur les 160 que nous possédons.
Tu serais surprise de voir comme l’air est sec, ici. Mama en a la paume des mains toute fendillée, et ça prend du temps à guérir. Nous avons quand même engrangé nos maigres récoltes : nos légumes sont maintenant dans la cave, et nos céréales, dans de grands sacs de toile. Papa a acheté un mousquet et des munitions à un Indien, et il va à la chasse avec notre voisin. C’est bien parce que, sans les canards et les oies, nous aurions faim. Papa dit qu’on peut toujours compter sur les Indiens quand ça va mal, parce qu’ils ne nous regardent pas de haut.
Nous avons entendu dire que, dans les villes, des immigrants nouvellement arrivés avaient été emprisonnés. Est-ce que c’est vrai? Nos hommes doivent se rendre en ville, à un bureau du gouvernement, et faire estampiller leurs documents, mais c’est tout.
Olya t’embrasse et moi aussi. Mama envoie ses salutations à ta Baba et ta Mama.
Ta chère amie,
Irena
Vendredi 25 décembre 1914 (encore plus froid!)
Je suis toute pelotonnée dans mon édredon, même si on est en plein jour!
Cher journal, les Canadiens fêtent Noël aujourd’hui, alors j’ai congé. Il fait extrêmement froid. J’ai du mal à le croire. Il ne fait jamais aussi froid que ça à Horoshova. Tout à l’heure, Stefan et ses parents sont montés nous rendre visite et ils ont dit que notre logement est plus chaud que le leur! Chez eux, il faisait deux degrés au-dessous de zéro!
Lundi 28 décembre 1914
Dans le journal d’aujourd’hui, on dit que l’armée russe a fait 17 000 prisonniers en Galicie et dans les Carpates. Je ne peux plus entendre parler de ce qui se passe sans me mettre à pleurer. Je me demande combien de nos hommes ont été arrêtés au Canada.
Plus tard
Tato a dit que je pourrais l’accompagner demain aux bureaux de l’Immigration où il doit se présenter tous les mardis, depuis la mise en application de la Loi sur les mesures de guerre. Selon lui, ce n’est pas un endroit pour une fille, mais je lui ai dit que je voulais voir moi-même qui on y retenait prisonnier.
Encore plus tard
Mama et Baba m’étonneront toujours! Même si nous avons très peu à manger pour nous tous, elles ont fait un petit paquet de biscuits au miel (elles ont utilisé du sirop de maïs, car le miel est trop cher) que je dois apporter aux prisonniers. Mama dit que la vie est dure pour nous, mais que nous pouvons quand même continuer de vivre tous ensemble à la maison et que nous devons penser à ceux qui ont moins de chance.
Mardi 29 décembre 1914
Tato est venu me rejoindre à la fabrique après mon travail. Il avait apporté le paquet de biscuits. Tout en marchant vers les bureaux de l’Immigration, nous avons parlé de ce qu’il y avait dans le journal d’aujourd’hui. L’armée russe est aux portes de notre région. J’ai très peur, car le tsar de Russie veut conquérir notre peuple. Autre chose : la moitié de l’armée autrichienne a été décimée. Qui va-t-il rester, après cette guerre? C’est dommage que l’Ukraine partage ses frontières avec l’Allemagne, l’Autriche et la Russie!
Quand nous sommes ressortis du bâtiment de l’Immigration, j’étais au bord des larmes. Ils ont emprisonné tant d’immigrants!
Les hommes avaient l’air contents des biscuits, mais nous en avions si peu que certains n’en ont eu que quelques bouchées. Ensuite, nous avons fait la queue pendant à peu près une demi-heure, et Tato a fait estampiller sa fiche d’inscription. Il doit la porter sur lui, partout où il va.
Sais-tu qui est soldat là-bas? Tu ne le croiras jamais! Tu te rappelles l’affreux monsieur avec un chapeau brun tout sale? C’est lui! Il est soldat et il s’appelle Howard Smythe. Comme il porte l’uniforme maintenant, j’ai failli ne pas le reconnaître. Mais au moment où nous repartions, il a murmuré quelque chose de si épouvantable que je ne peux pas l’écrire ici. Tato me tirait par la manche, mais je me suis retournée et j’ai regardé Howard Smythe. Il a les yeux gris et des sourcils noirs, et il serait même assez beau si ce n’était sa personnalité.
Janvier 1915
Mercredi 6 janvier 1915
Svyat Vechir, c’est-à-dire la veille de Noël en français
Oy! Comment peut-on fêter Svyat Vechir sans cantiques? Mais comment pourrions-nous nous promener dehors en chantant des cantiques, quand les gens nous en veulent à ce point? Au moins, la neige recouvre les déchets et la suie dans les rues. Baba m’a encore étonnée. Elle a trouvé le moyen de préparer un petit quelque chose pour les 12 services du souper traditionnel. Chaque plat était très petit, mais voici ce que nous avons mangé. Je vais écrire les noms en français entre parenthèses.
1. kolach (brioche tressée)
2. borshch (soupe à la betterave)
3. vushka (pâtes farcies aux champignons, pour aller avec le borshch)
4. nalysnyky aux champignons (crêpes très fines)
5. pyrohy au fromage et aux pommes de terre
6 pyrohy à la choucroute
7. pyrohy au kasha (pirojkis au sarrasin)
8. holubtsi sans viande (cigares au chou farcis de riz et de champignons)
9. studenetz (poisson en gelée : beurk!)
10. kutya (mon plat préféré; c’est un dessert fait de graines de pavots, de miel, de noix et de céréales)
11. compote (très bon aussi : des fruits cuits)