Dimanche 28 mars 1915
Cher journal, il est gentil, ce M. Foster envoyé par le consulat. Il nous a apporté de la nourriture et a dit à notre propriétaire que, si nous nous faisions expulser, il lui enverrait des représentants de la Santé publique. Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire, alors il m’a expliqué que c’était illégal de louer des logements sans eau chaude et pleins de rats. La Santé publique, c’est comme la police sanitaire; alors, si nous sommes mis à la porte de notre logement, notre propriétaire va avoir de gros ennuis. C’est rassurant.
M. Foster dit que Tato est bien traité, là où il est. Il dit que les hommes travaillent dans des fermes qui ne sont pas clôturées. C’est une vie saine, et ils mangent bien. Il dit que, dès qu’une maison aura été construite pour nous, nous pourrons aller nous installer là-bas à notre tour.
Cher journal, j’aimerais croire M. Foster, mais je ne suis pas sûre qu’il dise la vérité. Irena semble dire que son voisin qui s’est fait arrêter est maintenant dans une prison. Est-ce que ces deux histoires pourraient être vraies?
Mardi 30 mars 1915
Les Canadiens sont encore plus en colère aujourd’hui, et je ne peux pas leur en vouloir. Dans le journal, on dit que des sous-marins allemands ont torpillé deux navires à vapeur britanniques. Ce n’étaient pas des navires de guerre. Il y avait des femmes et des enfants à bord. On dit que les Allemands riaient en regardant les femmes se noyer.
Ça me met en colère, moi aussi, que les Allemands aient fait une chose pareille, alors pourquoi les Canadiens pensent-ils que tous les étrangers sont méchants?
Avril 1915
Dimanche 4 avril 1915, le soir
M. Foster n’est pas venu aujourd’hui. Ce doit être parce que c’est Pâques, au Canada.
Mardi 6 avril 1915
Les manchettes d’aujourd’hui ne sont pas à propos de l’Europe de l’Est. Je prie pour que ce soit parce que le théâtre de la guerre s’est déplacé ailleurs. Ce n’est pas parce que je souhaite que d’autres souffrent à leur tour, mais mon ancienne patrie a besoin d’un peu de repos. Chaque fois qu’il est question d’un pays de l’Europe de l’Est, quel qu’il soit, c’est une mauvaise journée pour nous qui sommes ici.
P.-S. Au cas où tu croirais que j’achète tous ces journaux, cher journal, détrompe-toi. La plupart du temps, un des contremaîtres de la fabrique en laisse traîner un, et je le lis chaque fois que c’est possible.
Dimanche 11 avril 1915
Ça y est. M. Foster dit qu’il y a des maisons neuves toutes prêtes pour nous recevoir et que, dans à peu près une semaine, nous allons prendre le train en direction du nord, pour nous rendre au camp où se trouve Tato. M. Foster dit que ça s’appelle le « camp d’internement de Spirit Lake ». Je lui ai demandé si « internement », ça voulait dire que nous serions en prison, et il a répondu que non. Il m’a expliqué que c’était un endroit où nous serions en sécurité.
Il nous a expliqué que le nom « Spirit Lake » (en français, lac de l’Esprit) vient d’une légende indienne selon laquelle une gigantesque étoile serait apparue au-dessus du lac. Cette étoile représentait le Grand Esprit, c’est-à-dire Dieu, pour les Indiens. J’espère que M. Foster nous dit bien la vérité. Peut-être que Dieu veille sur Tato, en ce moment, et qu’il veillera bientôt sur nous.
Mardi 13 avril 1915
Selon Mary, « internement » ne signifie pas ce que M. Foster nous a dit. Elle dit qu’en réalité, c’est une sorte de prison. Ça m’inquiète. Est-ce que Tato, Stefan et M. Pemlych sont en prison, en ce moment même? Est-ce qu’on va nous envoyer en prison, nous aussi?
Samedi 17 avril 1915
Même si « internement » signifie « emprisonnement », je préfère me trouver avec Tato en prison que sans lui, ici.
Quand M. Foster est venu aujourd’hui, Mama lui a dit que nous ne partirions pas. Elle lui a dit que nous n’avions rien fait de mal et que nous ne méritions pas d’aller en prison. Elle lui a demandé pourquoi ils n’arrêtaient pas les gens qui nous insultaient, pourquoi ils ne faisaient rien contre les patrons qui nous congédiaient juste à cause de notre lieu de naissance.
M. Foster est resté assis là, à secouer la tête. « Vous n’avez pas le choix, a-t-il dit. Demain, les 92 personnes de votre paroisse vont toutes prendre le train pour aller au camp d’internement de Spirit Lake. »
Plus tard
Maureen est venue me voir, ce soir. Elle m’a donné la table et les chaises en bois de sa maison de poupée. Il y avait une grande tristesse dans ses yeux, mais elle n’a pas pleuré. Je voulais lui donner quelque chose en retour. Mama a laissé les bagages de côté et a sorti une ceinture brodée qu’elle avait faite pour son trousseau quand elle avait mon âge.
Maureen en est restée bouche bée. Elle a serré la ceinture contre son cœur, en essayant de retenir ses larmes. Je ne la reverrai peut-être jamais, mais chaque fois que je regarderai ma table et mes chaises miniatures, je penserai à elle. Je l’ai serrée très fort dans mes bras et, même si j’avais envie de pleurer, je ne l’ai pas fait.
Mama a fait comme un petit nid dans notre coffre en bois pour le cadeau de Maureen, de façon qu’il ne se brise pas. Elle a aussi emballé soigneusement les poupées que Tato nous avait fabriquées.
Lundi 19 avril 1915
Cher journal, enfin des bonnes nouvelles : Slava est en sécurité. Elle était dans un orphelinat, mais M. Foster l’a retrouvée.
En ce moment, je suis assise dans le train qui nous emmène dans la nature sauvage du nord du Québec. Mykola est à mes côtés, complètement absorbé par ce qu’il fait : il arrache des bouts du petit pain qu’un des cheminots lui a donné, puis il les met dans sa bouche et prend le temps de les déguster. Il me fait penser à un oiseau.
Slava est assise à côté de lui. Elle mange son petit pain tout en regardant par la fenêtre.
Ce train n’est pas comme celui que nous avons pris de Chernivtsi à Hambourg, où nous étions assis sur nos bagages, à l’intérieur d’un wagon sombre. Dans celui-ci, il y a de grandes fenêtres et des banquettes confortables. Baba et Mama sont assises devant nous, mais elles nous font dos. Mama tourne sans cesse la tête pour s’assurer que nous sommes toujours là. Elle ne devrait pas s’en faire, car même si le train est bondé, les gens qui s’y trouvent ne sont pas des étrangers. D’ailleurs, où pourrions-nous aller?
Bercée par le mouvement du train, je me mets à imaginer que nous retournons à Horoshova, puis je me rappelle où nous nous rendons et j’ai peur. Le train cahote, mais j’ai enlevé mon manteau et l’ai plié sur mes genoux afin de faire une petite table pour t’y poser, cher journal, et écrire proprement.
Au moins, nous allons de nouveau être avec Tato.
Quand je regarde par la fenêtre, je vois de splendides paysages. Les rochers d’ici sont d’un gris-brun très foncé et, à les voir tout fracturés, je me dis qu’un jour Dieu devait être fâché et qu’il a donné des coups de pied dedans si fort qu’ils se sont brisés. De gros blocs de glace bleu pâle flottent toujours dans les lacs, et l’eau elle-même est bleu foncé. Je n’ai jamais vu d’eau de cette couleur-là. Au sommet de la masse sombre des rochers, il y a de la neige et de grands conifères à la silhouette dentelée. De temps en temps, j’aperçois un chevreuil ou un orignal. Chaque fois, je le dis à Mykola, mais il met tant de temps à poser son petit pain et à lever les yeux qu’il les manque.