L’après-midi, toujours à bord du train
Tu sais, cher journal, je n’ai plus fait de broderie depuis que nous avons quitté le village, et ça me rend triste. Si nous habitions toujours à Horoshova, à l’heure qu’il est, j’aurais déjà fait plus que de simples taies d’oreillers et des édredons pour mon trousseau. Peut-être même que je serais fiancée. Mais quand je travaillais à la fabrique, j’avais si mal aux mains que j’étais absolument incapable de broder quoi que ce soit pour mon trousseau.
Je me demande à quoi va ressembler notre nouvelle maison. J’espère que M. Foster n’a pas menti et que c’est vrai que nous n’allons pas en prison. J’espère aussi qu’il y aura de la place pour des poules et, peut-être, un petit jardin.
Plus tard l’après-midi, encore à bord du train
Maintenant, quand je regarde par la fenêtre, je ne vois plus autant de rochers. Le terrain est plus plat, et il y a encore beaucoup d’arbres et de lacs. Entre les conifères, il y a des bouleaux. Ça me rappelle les forêts de bouleaux d’Horoshova. Oh! cher journal, je m’ennuie tant de chez nous!
Jeudi 22 avril 1915
Mama a besoin d’aide pour défaire les bagages, puis je dois explorer les environs. J’écrirai plus tard.
Voici ce qui est arrivé ce matin.
Quand le train s’est arrêté, je me suis réveillée en sursaut. J’ai regardé par la fenêtre, et mon cœur s’est serré. Des soldats, avec des chiens de garde et des fusils, nous regardaient d’un air sévère. Derrière eux, j’ai vu des bâtiments entourés de hautes clôtures en barbelés, avec des postes de garde aux quatre coins. J’ai frissonné. M. Foster avait dit qu’il n’y avait pas de clôtures.
Je croyais que nous allions descendre du train à cet endroit-là, mais ce sont les soldats qui sont montés (avec leurs chiens!), et le train s’est remis en branle à très petite vitesse, puis s’est arrêté de nouveau. Non loin de là, il y avait d’autres bâtiments : au moins, ceux-là n’étaient pas entourés de barbelés. Les soldats nous ont ordonné de descendre du train, puis ils nous ont passés en revue. Lorsqu’ils sont arrivés devant Mama, ils lui ont demandé de retirer son alliance et de la leur remettre. Ils ont aussi pris son argent. Elle n’avait que quelques dollars. Pourquoi ont-ils pris son argent? L’alliance de Baba était trop serrée, et elle n’arrivait pas à l’enlever. Ils l’ont coupée. Ils devraient comprendre que Baba n’a jamais retiré son alliance de son doigt depuis le jour de son mariage! Baba n’a pas pleuré. Je crois qu’elle en avait envie, mais elle ne voulait pas qu’ils voient à quel point elle était bouleversée.
Ils n’ont pas pris le ruban que j’avais dans les cheveux : je le leur aurais donné volontiers, en échange de l’alliance de Baba. À la façon dont Mykola s’agrippait à ma main, je savais qu’il avait peur des chiens. Nous devions avoir l’air bien effrayés, car un des soldats (qui n’avait pas l’air plus vieux que Stefan) nous a souri gentiment et a même passé sa main dans les cheveux de Mykola.
Tandis que nous suivions les soldats en direction du second groupe de bâtiments, Slava a laissé échapper un sanglot, au moment où nous passions devant un petit cimetière bien entretenu, avec, en arrière-plan, ce qui semblait être une petite église. J’aurais préféré qu’elle ne pleure pas, parce que, ensuite, nous en avons tous fait autant. Je ne voulais pas que les soldats voient à quel point nous étions effrayés.
De plus près, j’ai pu voir que parmi les bâtiments, qui étaient de bois, certains étaient à moitié construits, alors que d’autres étaient complètement terminés. Des hommes tiraient des billots, sciaient des pièces de bois et clouaient les murs des bâtiments en construction. Soudain, le travail s’est arrêté. Chacun des hommes nous dévisageait, cherchant sa famille. J’ai aperçu Tato au moment où lui-même nous a aperçus. Il a laissé tomber son marteau et s’est précipité vers nous. Il a donné à Mama un gros baiser sonore sur les lèvres, puis il l’a serrée très fort dans ses bras. À voir son corps secoué de tremblements, je savais qu’il pleurait, alors j’ai tourné la tête. Les hommes n’aiment pas qu’on les regarde quand ils pleurent.
Parmi les hommes, un autre nous regardait aussi. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, mais c’était Stefan! Son visage a vieilli, et ses épaules et ses bras sont beaucoup plus gros que du temps où il était à Montréal. Abattre des arbres, c’est bien plus dur que de distribuer des journaux!
Stefan a posé sa scie, puis il est venu me rejoindre et m’a serré la main. Pourquoi était-il si guindé? Il avait l’air fâché ou triste, je ne sais pas lequel des deux. Ensuite, il s’est dirigé vers sa mère et l’a serrée très fort dans ses bras.
Les mains de Stefan sont si rugueuses maintenant! Où est son père?
Plus tard
Je suis bien contente que les soldats n’aient pas fouillé nos bagages, car ils auraient trouvé la cuillère d’argent qui est dans la famille depuis toujours. Je pense que Baba ne s’en remettrait jamais, si on la lui enlevait.
Vendredi 23 avril 1915
Cher journal, je viens de me rendre compte qu’aujourd’hui, il y a un an et trois jours que je suis montée sur le bateau, à destination du Canada. À l’époque, je n’aurais jamais pensé que tant de choses pourraient se passer en un an.
Notre nouvelle maison n’est pas bleue comme notre chère demeure d’Horoshova, et elle n’a pas trois étages de haut, comme celle de Montréal. Celle-ci est longue et faite de bois. Elle vient tout juste d’être construite par Tato et les autres hommes, et je l’adore. Mais je n’aime pas que nous soyons prisonniers. La maison est assez grande pour loger quatre familles. Je t’en reparle plus tard.
J’allais oublier : on appelle ces maisons « dortoirs ».
Samedi 24 avril 1915
Cher journal, il y a beaucoup de confusion ici, alors je ne peux pas t’écrire beaucoup, mais je veux quand même te dire que le camp d’internement de Spirit Lake se compose en fait de deux camps. Celui où nous sommes est réservé aux prisonniers mariés et à leurs familles. En bas, près du lac, se trouve le plus grand des deux camps. Il sert aux gardes (qui sont des soldats) et à leurs familles, ainsi qu’à tous les prisonniers célibataires. Je te raconterai …
Désolée, cher journal. Mykola ne voulait pas aller aux toilettes tout seul parce qu’il a dit qu’il avait vu un fantôme. Était-ce l’esprit de Spirit Lake?
Il commençait à faire noir, alors je suis sortie avec lui. Ces toilettes ressemblent à un petit dortoir, sauf qu’à l’intérieur, au lieu de couchettes, il y a 10 cabines d’un côté et 10 de l’autre. Je préfère ces toilettes aux cabinets extérieurs. Elles sont plus propres. À Montréal, on avait beau frotter nos cabinets, ils puaient toujours autant. Ici, ça sent les aiguilles de pin et le savon. Il y a un autre bâtiment à côté des toilettes, et celui-là sert à la lessive. Il contient une pompe à eau ainsi que de grandes cuves pour faire la lessive et un poêle pour faire chauffer l’eau.
Dimanche 25 avril 1915, au coucher du soleil
Je suis assise sur une souche, dans le camp d’internement de Spirit Lake. Nous avons été si occupés depuis notre arrivée que je n’ai pas eu le temps d’écrire à propos de tout ce que j’ai vu et entendu. Si l’on ne tient pas compte du poste de garde et des barbelés autour du camp des prisonniers célibataires, Spirit Lake est un endroit magnifique. Il y a encore des plaques de neige au sol, et le lac est splendide, surtout lorsque le soleil se couche. L’eau est limpide comme un diamant, et tout autour, il y a des conifères encore chargés de neige.