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Je me demande si le Grand Esprit me regarde de là-haut, quand je contemple le lac.

Lundi 26 avril 1915

Au lit, le soir

Il faisait chaud aujourd’hui, mais maintenant, il fait froid. Je suis enroulée dans une couverture, assise sur le bord de mon nouveau lit, mes genoux en guise de table. Le lit est en bois, et le matelas est fait de branches de sapin recouvertes d’un tissu. On pourrait croire que ce n’est pas confortable, mais c’est très bien. Je suis contente d’avoir un lit pour moi toute seule. Ça ressemble aux couchettes sur le bateau, sauf que ça sent le bon bois fraîchement coupé, au lieu de tu-sais-quoi. Je dors dans la couchette du haut, et Mykola, dans celle du bas. Baba a son lit à elle, en face de Mykola. Slava dort dans la couchette qui est au-dessus de celle de Baba. Mama et Tato ont aussi chacun leur lit.

Chaque prisonnier a reçu cinq couvertures, ce qui est bien, car Tato dit qu’il fait très froid ici, la nuit.

Le père de Slava ne vit pas dans cette partie-ci du camp parce qu’elle accueille les prisonniers mariés. Même s’il a une fille, il doit vivre dans le camp principal tout entouré de barbelés, avec les célibataires. Slava s’ennuie de son père. Au moins, elle sait qu’il n’est pas loin.

Nous avons plus d’espace ici que dans notre logement de Montréal. C’est plus joli aussi, car il y a plus d’une fenêtre. Mais à Montréal, nous n’étions pas prisonniers.

Au moins ici, nous n’avons que des soldats à endurer, et personne ne nous insulte.

Tato dit que le père de Stefan a été placé en « isolement cellulaire ». Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Mercredi 28 avril 1915, à l’aube

Cher journal, quand je me suis réveillée, il tombait de grosses gouttes de pluie verglaçante, mais maintenant, c’est de la pluie ordinaire. Je suis trop éveillée pour garder les yeux fermés. Ce lit de branches de sapin me pique un peu, mais je me suis enroulée dans mes couvertures et je m’y sens bien. J’aimerais bien mieux avoir mon ancien édredon.

Baba, Mykola et Slava dorment encore. J’entends Mama et Tato qui parlent à voix basse. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent, mais ce n’est pas une dispute.

Nous partageons notre dortoir avec trois autres familles. Stefan habite ici avec sa mère, et Mary aussi, avec ses grandes sœurs et ses parents. Je n’avais jamais prêté attention aux grandes sœurs de Mary avant. Olga a un an de plus qu’elle et elle travaillait à la fabrique. Lesia est encore plus âgée et elle travaillait pour une famille anglophone. Lesia est mariée et elle attend un enfant, mais son mari a été envoyé dans un autre camp d’internement. J’espère qu’on va le faire venir ici et qu’ils seront ensemble pour l’arrivée du bébé.

Lyalya, la sœur de Natalka, est plus jeune que Slava, mais elle est grande pour son âge. Elles vont devenir bonnes amies.

Il n’y a pas de chambres privées, alors Mama a tendu des draps pour séparer les familles. Nous partageons une partie du dortoir avec la famille de Mary. Au centre du dortoir, il ya deux poêles, deux rangées de tables à manger, une grande baignoire de métal, une pompe à eau et une cuvette. Il y a deux grands seaux sur le poêle, pour faire chauffer l’eau du bain. Stefan habite de l’autre côté du dortoir, et Natalka aussi.

Jeudi 29 avril 1915

Ce que j’aime dans notre nouvelle maison :

– nous sommes avec Tato;

– c’est propre et bien aéré;

– je n’ai vu ni souris ni cafards;

– il n’y a pas de marches pour causer des problèmes au genou de Baba.

Ce que je n’aime pas :

– nous sommes prisonniers;

– les chiens de garde;

– nous sommes loin de tout;

– les soldats, sauf celui qui nous sourit.

Vendredi 30 avril 1915

Question importante

Ce matin, avant de partir, Tato nous en a dit un peu plus au sujet du père de Stefan. M. Pemlych a essayé de s’enfuir et a été rattrapé. L’ « isolement cellulaire » est une espèce de punition. Il faut que je questionne Stefan à ce sujet, mais je ne peux pas le faire maintenant, car tous les hommes sont partis abattre des arbres et construire d’autres bâtiments. Ils travaillent comme ça de 7 h 30 à 17 h 30, tous les jours, et ils sont censés recevoir 25 ¢ par jour. C’est beaucoup moins que ce que je gagnais à la fabrique. Tato dit qu’en réalité, les prisonniers ne reçoivent pas l’argent. On le garde pour eux, et chacun peut acheter des choses au magasin du campement avec son argent.

J’essaie encore de comprendre pourquoi nous sommes tous prisonniers. Si les gens nous en veulent parce qu’ils nous considèrent comme des Autrichiens, pourquoi le gouvernement ne leur dit-il pas la vérité? Je ne comprends pas en quoi nous mettre dans un camp d’internement pourrait régler le problème.

Plus tard (tout de suite après le dîner)

Dans le village des prisonniers mariés, j’ai compté plus d’une douzaine de soldats. Je n’aime pas ceux qui ont des chiens, et j’ai peur de leurs baïonnettes. Je suis quand même bien contente d’être dans le camp des prisonniers mariés, car il n’est pas entouré d’une clôture de barbelés comme celui des prisonniers célibataires. Là, il y a quatre postes de garde où des soldats munis de baïonnettes surveillent les gens. Sommes-nous si dangereux que ça?

Mai 1915

Samedi 1er mai 1915 (il fait froid!)

Je viens de voir quelque chose d’épouvantable. Tu te rappelles Howard Smythe, le méchant avec un chapeau brun tout sale qui est devenu soldat? Il est ici! Il a traversé notre camp aujourd’hui. En me voyant, il a souri d’un air mauvais.

La plupart des soldats accompagnent les hommes à leur travail en dehors du camp, mais quelques-uns restent avec nous. Aujourd’hui, le jeune soldat au beau sourire faisait partie de ceux qui étaient restés, et j’ai appris qu’il s’appelait Palmer. Son prénom est Robert. Il a apporté des vêtements aux nouveaux prisonniers. Les femmes et les filles ont reçu des chaussettes, et les garçons ont eu des chaussons en laine. Il a aussi apporté des casquettes et des camisoles pour tous les petits enfants, et quelques rouleaux de tissu. En nous distribuant tout ça, le soldat Palmer inscrivait chaque article sur un registre. Il a aussi remis à chaque famille un balai et un torchon. Mama était bien contente, car elle aime que les choses soient propres.

J’allais oublier …

Le soldat Palmer a un appareil photo. Il a rassemblé tous les enfants du camp et nous a photographiés. Je l’ai vu prendre des photos des bâtiments et d’autres choses, aussi. Je me demande s’il va nous montrer toutes ces photos, un jour.

Dimanche 2 mai 1915

Après le souper, dans mon dortoir

Le petit bâtiment à l’arrière du cimetière est bien une église. Il y a un prêtre ukrainien dans notre camp, mais il n’est pas ici en ce moment. Je crois qu’il fait la tournée des différents camps pour y dire la messe. Un prêtre français du village d’Amos (qui est à quelques milles d’ici) est venu au camp ce matin et il a dit la messe pour nous. Tato ne voulait pas y assister. Peu d’hommes l’ont fait. Je crois qu’ils sont fatigués; le dimanche est la seule journée où ils ne travaillent pas. Ils ont plutôt joué aux cartes. Mama n’a rien dit à Tato à propos de ça. Je croyais qu’elle serait fâchée, mais elle est si soulagée qu’il aille bien et que nous soyons ici tous ensemble qu’elle ne voit pas l’utilité de se disputer avec lui à propos de questions sur lesquelles ils ne s’entendront jamais, de toute façon.