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Samedi 8 mai 1915

Le méchant soldat Smythe nous a apporté les journaux du 3 mai et il avait l’air encore plus mauvais que d’habitude. On raconte que 5 000 soldats canadiens sont morts à la guerre. Le soldat Smythe a l’air de croire que c’est notre faute. On dit que 40 000 soldats allemands ont aussi été tués au cours d’un seul combat. Pourquoi faut-il que des gens se tuent comme ça? Pourquoi n’essaient-ils pas de régler leurs conflits en en discutant, tout simplement?

Dimanche 9 mai 1915

Dans ma couchette, le soir

Le soldat Smythe était parmi les soldats qui nous ont accompagnés à l’église aujourd’hui et il s’est montré aussi méchant que d’habitude. Ce qui m’a surprise, c’est que d’autres soldats, qui avaient été gentils avec nous jusque-là, étaient devenus aussi méchants que lui. On dirait que quelque chose a changé. Je me demande ce que c’est.

Comme il fait froid, nous sommes restés à l’intérieur, après être revenus de l’église. J’ai sorti ma petite table et mes petites chaises, et aussi les poupées que Tato a sculptées pour Mykola et moi. La grande sœur de Mary avait fait des poupées de chiffons pour les petits, alors nous avons mis tout ça sur une table et nous avons joué ensemble. Quand Tato a vu ce que nous faisions, il a souri et il est sorti, malgré la pluie. L’instant d’après, il est revenu avec quelque chose de caché sous un linge. C’était une magnifique maison de poupée! Elle est plus simple que celle que le père de Maureen avait fabriquée, mais Tato a dit qu’il ne l’avait pas tout à fait terminée. Elle a trois étages, avec quatre pièces à chaque étage. Le toit est plat, comme celui de notre maison à Montréal. J’ai déposé ma poupée sur le toit pour qu’elle puisse voir tout ce qui se passe aux alentours!

Lundi 10 mai 1915

Maintenant, je sais pourquoi les soldats semblaient furieux contre nous. Le soldat Palmer dit qu’un télégramme est arrivé dimanche matin, porteur d’une terrible nouvelle. Un navire à passagers, le Lusitania, a été torpillé par les Allemands. Il y avait 2 000 personnes à bord et, à l’heure qu’il est, on ne sait pas encore s’il y a des survivants. Le soldat Palmer a dit que les soldats du camp étaient de très mauvaise humeur. Ils rendent tous « les gens comme nous » responsables de ce naufrage. Je lui ai expliqué que nous n’étions pas des Allemands et que nous n’étions pas vraiment des Autrichiens. Il a répondu qu’il le savait, mais que ça ne changeait rien aux yeux de la plupart des soldats. C’est comme s’ils avaient absolument besoin de s’en prendre à quelqu’un. Ne voient-ils pas que nous sommes de simples gens, tout comme eux?

Mardi 11 mai 1915

Cher journal, les équipes de travail ont été réorganisées. Pour le moment, nos hommes n’iront plus couper du bois dans la forêt. Toutes les équipes vont plutôt construire de nouveaux dortoirs.

Plus tard

D’autres gens vont arriver à Spirit Lake. C’est pour cette raison qu’on construit d’autres dortoirs. Oy!

Le soldat Palmer dit qu’un autre télégramme est arrivé. Le naufrage du Lusitania a déclenché un mouvement « d’hystérie » dans les villes ( » hystérie », ça veut dire que des tas de gens se mettent en colère, en même temps). Afin de calmer la population, le gouvernement arrête encore plus d’Ukrainiens.

Oh! cher journal, je ne comprends plus rien. Pourquoi le gouvernement agit-il ainsi? Il le sait, lui, que nous ne sommes ni allemands, ni autrichiens. Nous sommes ukrainiens. Même si nous étions allemands ou autrichiens, comment aurions-nous pu faire couler le Lusitania, puisque nous sommes ici? D’ailleurs, pourquoi aurions-nous voulu le faire? On dirait que le gouvernement n’a pas les idées claires.

Vendredi 14 mai 1915

Cher journal, tôt ce matin, le train s’est arrêté au camp principal, et des centaines de nouveaux prisonniers en sont descendus. Depuis le naufrage du Lusitania, il y a une levée de boucliers contre les étrangers. J’imagine que nous sommes internés pour notre propre sécurité, mais ça me désole. Je me demande si des femmes et des enfants vont s’ajouter à notre groupe.

Plus tard

Il y avait quatre nouvelles familles à bord du train. Les nouveaux arrivants ont l’air inquiets, effrayés, fatigués et maigres! Est-ce que nous avions l’air de ça quand nous sommes arrivés?

Samedi 15 mai 1915

Tu ne me croiras pas, mais il neige aujourd’hui!

Mercredi 19 mai 1915

Nous sommes à la mi-mai, et il fait encore très froid. L’eau de ma cuvette était encore gelée, ce matin. Et même s’il est presque midi, mon haleine forme de la buée.

Hier soir, le père de Stefan a été libéré de son « isolement cellulaire ». Aujourd’hui, Mme Pemlych s’est portée volontaire pour préparer le souper, même si son tour aurait dû tomber demain. La nourriture qu’on nous donne ici est très ordinaire, et on nous en donne très peu, mais Mme Pemlych veut que son mari reprenne vite du poids, car il est très maigre et ça le vieillit.

Mme Pemlych a proposé à l’un des gardes célibataires du camp de faire sa lessive, en échange d’un morceau de bœuf. En ce moment, elle est à la cuisine, en train de faire un bon ragoût bien nourrissant pour le souper de ce soir. Nous en aurons tous un peu, mais M. Pemlych en aura beaucoup. Il est parti avec les autres pour fendre du bois. Je ne comprends pas comment il peut avoir la force de faire ça, mais pour lui, ce n’est rien de nouveau. Stefan m’a dit que, pendant son isolement, son père avait dû travailler très fort tous les jours, même s’il n’était nourri que de pain et d’eau … et le soir seulement.

Lundi 24 mai 1915, jour de Victoria

Cher journal, on nous a fait marcher jusqu’au terrain d’exercice, au centre du camp principal, où nous avons écouté le commandant faire un discours au sujet de notre devoir envers le Canada. Il a dit que, quand la guerre serait finie, nous pourrions retourner chez nous et vivre normalement comme de bons citoyens britanniques. Il a ajouté que, si certains d’entre nous voulaient rester ici après la guerre, ce serait possible. Je ne comprends pas très bien. Pourquoi voudrions-nous rester prisonniers?

Plus tard

Mary m’a tout expliqué. Ils pensent que cela pourrait nous intéresser de nous établir ici comme fermiers.

Mercredi 26 mai 1915

Nous sommes presque en juin, et il fait beaucoup trop froid. L’air glacial pénètre par les fentes du plancher et des murs. Je suis toute pelotonnée dans mon lit, avec mes cinq couvertures. Les autres dorment encore, alors j’ai pensé profiter de ce moment pour raconter par écrit ce qu’est ma routine quotidienne au camp d’internement.

Nous déjeunons avec les hommes, puis ceux-ci partent avec les gardes du camp pour aller abattre des arbres et défricher le terrain. Un des gardes a acheté une terre ici, et Tato dit que, parfois, c’est sa terre qu’ils défrichent, ce qui rend Tato furieux.

Pendant l’absence des hommes, une partie des femmes prépare le prochain repas pendant que les autres font la lessive. Les hommes se salissent tellement que, tous les jours, c’est jour de lessive.

Il n’y a ni école ni instituteur, alors tous les matins, Mary enseigne l’anglais aux plus petits. Comme elle parle un peu le français, elle leur enseigne ce qu’elle sait. Je ne fais pas la classe, mais j’aide Mary avec les enfants. L’après-midi, ils jouent surtout à cache-cache et à la balle, et nous les surveillons. L’air d’ici est bien meilleur qu’à Montréal. Mykola rayonne de santé.