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En fin d’après-midi, je m’assois avec Mama, et nous faisons de la couture. J’ai confectionné des vêtements pour Slava et d’autres pour Stefan. J’ai aussi cousu une nouvelle chemise pour le père de Slava. Je me suis confectionné un corsage et une jupe avec la pièce de tissu que Robert Palmer nous avait apportée. Mama est si satisfaite de ma couture que je vais pouvoir faire quelque chose de spécial pour mon trousseau. Elle m’a donné une pièce de tissu qu’elle avait blanchie à la perfection, et je vais me faire un rushnyk. Je ne sais pas comment ça s’appelle en français. C’est une longue bande de tissu brodé qu’on utilise seulement dans les occasions spéciales. Je m’exerce à broder le soir. Je ne travaillerai pas à cette splendide pièce de tissu blanchi tant que je n’aurai pas maîtrisé le point passé. J’ai fait huit mouchoirs en utilisant le point de feston.

La famille du soldat Palmer est ici, avec lui. Sa femme est aussi gentille que lui et, parfois, elle m’apporte du linge à raccommoder, et elle me paie. Les Palmer ont un fils de l’âge de Mykola, je crois. Il est tout potelé. Quand Mme Palmer apporte le linge à raccommoder, il l’accompagne parfois, mais il n’a pas la permission de jouer avec nous.

Jeudi 27 mai 1915

Ce matin, une femme d’Amos est venue ici. Elle portait un panier d’œufs et elle était accompagnée de deux enfants. Comme Mary est assez bonne en français, elle a pu parler avec cette dame et a découvert qu’elle voulait nous vendre des œufs. Nous l’avons entourée et nous lui avons montré toutes sortes de choses qu’elle pourrait échanger contre ses œufs. Mama a apporté deux mouchoirs que je venais de broder, et les yeux de la dame se sont mis à briller de convoitise. Pour deux pauvres mouchoirs brodés, nous avons obtenu 20 œufs. Mama va faire du babka pour mieux nourrir nos hommes, et je vais l’aider. J’ai hâte de voir la tête que Tato va faire quand il va rentrer ce soir!

Oy! Mon trousseau n’avance pas très vite, mais au moins nous aurons l’estomac un peu plus plein!

Plus tard

J’ai eu une bonne idée. Baba trouve aussi qu’elle est excellente. Nous allons évider les œufs. Comme ça, nous pourrons faire du babka avec l’intérieur, et nous aurons des coquilles d’œufs pour faire des pysanky. Bien sûr, ce ne seront pas de vrais pysanky, car il ne viendrait jamais à l’idée de qui que ce soit de faire un vrai pysanka avec un œuf évidé. Et, de toute façon, ce n’est même pas Pâques. Mais nous allons décorer ces œufs évidés et nous allons les échanger contre de la nourriture!

Plus tard

Tu te demandes sans doute pourquoi on ne peut pas faire des pysanky avec des œufs évidés, n’est-ce pas, cher journal? Parce qu’on est censé fabriquer les pysanky avec des œufs crus. Si on fait bouillir les œufs, la teinture ne prend pas, et si on les évide, ils ne restent pas au fond des pots de teinture. De plus, offrir un pysanka en cadeau, c’est comme offrir ses bons vœux à quelqu’un, et chaque élément du pysanka a une signification particulière. Donner un œuf cru, c’est-à-dire encore vivant, porte bonheur, et les dessins qu’on fait dessus sont des symboles de bonne santé et de longue vie.

Baba dit que nous pouvons très bien faire ces pysanky-là avec des œufs évidés, car nous ne les offrons pas à des amis, en guise de bons vœux. Au lieu de ça, nous allons les vendre à des étrangers, en échange de choses dont nous avons besoin.

Vendredi 28 mai 1915

Les femmes ont la permission d’aller dans la forêt pour cueillir des champignons. Les soldats se doutent bien que nous ne voudrions pas abandonner nos hommes. Quand il fera plus chaud, peut-être que je trouverai encore de la grande camomille pour soigner le genou de Baba, mais aujourd’hui, Mama et moi sommes allées dans la forêt pour essayer de trouver de l’écorce de noyer noir. Au cas où tu ne le saurais pas, cher journal, on fabrique la teinture noire des pysanky et du fil à broder en faisant bouillir de l’écorce de noyer noir.

Nous avons traversé la clairière, puis nous avons suivi un petit sentier qui serpentait entre les arbres. Nous avons senti une odeur de fumée et nous nous sommes dit que nous étions probablement près d’une équipe de nos hommes en train d’abattre des arbres. Puis la forêt s’est éclaircie, et nous sommes arrivées dans une autre clairière.

Ce n’étaient pas nos hommes! Nous avons vu des tentes faites de grosse toile. Une femme avec un chapeau et une longue robe blanche est sortie de l’une d’elles. Elle nous a regardées, et mon cœur s’est presque arrêté de battre. C’était mon fantôme!

J’ai tiré Mama par la main, et nous nous sommes enfuies à toutes jambes, trébuchant et cognant nos genoux et nos orteils contre les rochers, et les éraflant dans la broussaille. Nous avons couru jusqu’au camp. J’étais tout essoufflée, et Mama aussi. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie!

Plus tard

Stefan n’est pas gentil. Je lui ai raconté combien nous avions eu peur, et il a ri de moi.

Samedi 29 mai 1915

(frais et ensoleillé)

Te souviens-tu de Lyalya, la petite sœur de Natalka? C’est la petite fille qui a à peu près le même âge que Slava. Ce matin, lorsqu’elle s’est réveillée, elle toussait et elle était trempée de sueur. Mama a préparé une tisane avec ses herbes et l’a donnée à Mme Tkachuk pour qu’elle la fasse boire à Lyalya. Mme Tkachuk a passé toute la journée au chevet de Lyalya. J’espère que la petite va se sentir mieux.

À propos de Slava, elle ne voit pas souvent son père. Tato dit qu’il est devenu bizarre et que c’est préférable que Slava ne le voie pas. Je trouve que c’est triste. Tato dit que nous devons la considérer comme un membre de notre famille, maintenant. Est-ce que ça veut dire qu’elle va habiter avec nous quand nous retournerons à Montréal?

Dimanche 30 mai 1915

Je n’en veux plus à Stefan.

Il a glissé sous son manteau un peu du babka que nous avions préparé et m’a invitée à le suivre. Quand je me suis rendu compte que nous retournions à l’endroit où Mama et moi avions vu les tentes, j’ai failli rebrousser chemin, mais Stefan m’a prise par la main et m’a dit de lui faire confiance.

Cette femme n’est pas du tout un fantôme : c’est une dame. Elle porte un chapeau d’homme orné d’un genre de ruban, et ses cheveux sont tressés comme les miens. Cette fois, elle était en train de remuer quelque chose dans un grand chaudron posé sur un feu de camp. Sa peau est d’une jolie teinte bronzée, et elle a de belles dents bien blanches. Elle nous a fait signe d’approcher. Stefan lui a donné le babka. Elle a souri, l’air ravie, et elle est allée le porter dans la tente. Quelques secondes plus tard, elle a rabattu un pan de la toile de la tente et nous a fait signe d’entrer.

Stefan s’est mis à genoux et l’a saluée en inclinant la tête. J’ai fait comme lui. La tête toujours inclinée, je me suis mise à inspecter les lieux du coin de l’œil. J’ai aperçu une vieille femme assise par terre, entourée de magnifiques peaux d’animaux. Et tu ne devineras jamais ce que j’ai vu d’autre, cher journal! Certaines des peaux étaient décorées de broderies de perles, comme j’en fais parfois moi-même! Sur les genoux de la vieille femme, il y avait aussi une pièce de cuir fin, sur laquelle une superbe broderie de perles avait été commencée.