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Cher journal, tu ne le croiras jamais, mais elle utilisait de petites perles, exactement comme les miennes. Qui aurait cru que je ferais la moitié du tour de la Terre et que, dans cette contrée reculée du Québec, je retrouverais une parfaite étrangère en train d’utiliser la même technique artisanale que moi? Le motif de fleurs qu’elle était en train de broder me rappelait les broderies que nous faisions sur les vestes en peau de mouton. J’ai l’impression d’avoir retrouvé une parente que j’aurais perdue de vue depuis longtemps!

Je me suis assise et je l’ai regardée broder la pièce de cuir. Je n’ai aucune idée du temps qui a passé avant qu’elle termine un pétale complet. Stefan m’a prise doucement par le bras et m’a dit : « Nous devrions rentrer maintenant. »

La vieille femme a levé la main comme pour nous dire : « Attendez un instant ». Puis elle a plongé la main dans les replis de sa jupe et en a ressorti une pochette en cuir. J’ai tendu la main, et elle y a renversé le sachet. De petites perles de toutes les couleurs sont tombées dans ma main. Juste avant qu’elle referme la pochette, une perle de Venise rouge en est tombée aussi. Elle est ornée d’un ravissant motif d’oiseau en vol. C’est la plus belle que j’aie jamais vue. La femme gloussait de plaisir. Ensuite, elle a pris mes doigts et les a refermés sur les perles.

Lundi 31 mai 1915

Je suis assise dehors, à l’aube, sur ma souche préférée, et je pense toujours à hier.

Stefan m’a dit que ce sont des femmes du peuple des Pikogan, une tribu algonquine. Avant la construction du camp d’internement, les Pikogan chassaient et pêchaient dans les environs de Spirit Lake, mais maintenant, les prisonniers et les soldats effraient le gibier. De plus, avec tous ces arbres qu’on abat, les bêtes ont moins d’endroits où s’abriter. La vie n’est donc pas facile pour les Pikogan.

Si c’est le territoire des Pikogan, pourquoi le Canada y a-t-il construit le camp d’internement?

Juin 1915

Mardi 1er juin 1915, au dîner

Ce matin, à cause de la chaleur, Mary et moi avons eu de la difficulté à garder l’attention des enfants.

Je n’arrête pas de penser à notre visite chez les deux femmes pikogan. Elles ne nous connaissent même pas et pourtant, elles sont gentilles avec nous. Notre camp a détruit leur territoire de chasse et, malgré cela, elles sont gentilles avec nous. Je crois qu’elles savent que nous ne sommes pas venus ici de bon gré. Elles ont vu les soldats.

Est-ce que la vieille peut lire dans mes pensées? On aurait dit qu’elle savait que j’avais perdu la précieuse perle d’Irena. Peut-être qu’il y a vraiment un esprit à Spirit Lake!

Mercredi 2 juin 1915

(très chaud!!!)

Il y a un an, je pensais que Stefan était méchant, mais plus maintenant. Est-ce que c’est moi qui ai changé ou est-ce que c’est lui?

Jeudi 3 juin 1915

(troisième jour de chaleur de suite!!!)

Aujourd’hui, j’ai reçu une lettre de Maureen! Tu te souviens de Maureen, mon amie irlandaise de l’école, n’est-ce pas, cher journal? Je ne peux pas vraiment lire la lettre parce qu’une grande partie a été censurée. Au moins, je sais que Maureen va bien et qu’elle pense à moi.

Vendredi 4 juin 1915

Tard le soir, dans ma couchette

Cher journal, Lyalya semblait s’être remise, mais ce matin, sa toux est revenue. Mme Tkachuk l’a gardée au lit, et Mama a fait un cataplasme de moutarde à mettre sur sa poitrine.

J’ai failli oublier : le soldat Palmer nous a montré certaines des photos qu’il avait prises! Il y en avait des femmes pikogan et aussi de nos hommes quand ils travaillent à l’extérieur du camp. Il avait aussi des photos des officiers et de leurs familles, qui habitent dans le camp principal. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait autant de soldats avec leurs enfants, ici. C’est dommage que nous n’ayons pas le droit de jouer avec eux.

Samedi 5 juin 1915

Je n’aurais pas dû me plaindre autant du froid parce qu’il fait très chaud depuis une semaine. Et avec la chaleur arrivent les petites mouches noires qui nous piquent sans merci. Le soldat Palmer dit que nous allons devoir les endurer jusqu’en septembre.

Il y a aussi des nuées de moustiques. Quand les hommes reviennent de la forêt, ils sont couverts de piqûres. Baba a trouvé un truc qui semble soulager assez bien les démangeaisons. Tu te rappelles ce pain sans aucun goût qu’on nous distribue ici? Maintenant, nous faisons du bon pain nous-mêmes, alors Baba fait tremper le vieux pain sans goût dans de l’eau et l’applique ensuite sur les piqûres. J’ai les genoux couverts de piqûres, et ça semble calmer la démangeaison. Tato a une piqûre sur la tête, à l’endroit où il commence à perdre ses cheveux, et il a l’air parfaitement idiot avec ce gros tas de pain mouillé sur le sommet du crâne. Mais au moins, ça le soulage.

Dimanche 6 juin 1915, après le souper

Cher journal, nous avons fait des pysanky évidés toute la journée. C’était très amusant! J’espère que les gens d’Amos vont les aimer.

Plus tard

Oh! cher journal! Lyalya a eu une grosse quinte de toux et elle a même craché du sang. Le soldat Palmer a envoyé quelqu’un chercher le docteur, et maintenant, Lyalya est à l’hôpital du camp. Est-ce qu’elle va s’en sortir?

Lundi 7 juin 1915, le midi

(chaud et sec depuis plusieurs jours)

Un monsieur d’Amos est venu avec la dame qui nous avait vendu des œufs. Il avait un gros pot d’un truc qui sentait le citron et la menthe. On met ça sur la peau pour éviter d’être piqué par les mouches noires. J’ai demandé combien ça coûtait, et la dame a dit qu’elle prendrait deux œufs décorés en échange! Ce baume va être parfait pour Tato, Stefan et les autres hommes de notre dortoir quand ils vont dans la forêt, et pour nous aussi.

Après le souper

Le baume est efficace!

Tard le soir

Un des nôtres a été tué d’une balle.

J’écrirai quand j’en saurai un peu plus.

Mardi 8 juin 1915, le midi

L’homme qui s’est fait tuer s’appelait Ivan Gregoraszczuk. En ce moment, on prépare son corps pour l’enterrement. Voici ce qui s’est passé.

Il y a à peu près une semaine, M. Gregoraszczuk s’est enfui avec trois autres prisonniers. Ils ont réussi à se rendre à 60 milles du camp, tout près de la frontière de l’Ontario. Il marchait le long de la voie ferrée lorsqu’un fermier d’Amos l’a abattu, puis a rapporté son corps ici.

M. Gregoraszczuk n’a ni femme ni enfant, mais les hommes du camp principal l’ont identifié. Le fermier a dit que M. Gregoraszczuk avait un fusil, mais ce n’est pas vrai. Des hommes d’Amos ont rattrapé les trois autres fugitifs. À présent, ils sont tous en isolement cellulaire, mais l’un d’eux a vu le fermier tirer sur M. Gregoraszczuk et il dit qu’il l’a fait « de sang-froid », ce qui signifie qu’il l’a tué exprès. Demain, il y aura des funérailles, et une croix de plus dans le cimetière. Il s’est mis à tomber des torrents de pluie. Je crois que c’est Dieu qui pleure la mort tragique de M. Gregoraszczuk.