Mercredi 9 juin 1915, au crépuscule
Cher journal, au fond, je sais que M. Gregoraszczuk n’aurait jamais dû tenter de s’enfuir, mais le gouvernement n’aurait jamais dû le mettre en prison non plus. Que dirait ce fermier, si le Canada le jetait en prison, tout simplement parce qu’il est français? J’aimerais bien voir ces soldats et ces fermiers passer une seule journée à notre place.
Et ce qui me fait encore plus de peine, c’est que M. Gregoraszczuk n’a personne ici pour prier sur sa tombe. A-t-il encore une mère et un père, dans son pays natal? Il a peut-être un frère ou une sœur, ailleurs au Canada ou en Ukraine. Apprendront-ils un jour ce qui lui est arrivé? J’ai le cœur brisé. J’ai ramassé quelques cailloux et je les ai disposés sur sa tombe, une fois tout le monde parti.
Je suis très inquiète pour Lyalya. Nous n’avons pas le droit de la visiter à l’hôpital, au cas où nous attraperions ce qu’elle a. Le soldat Palmer dit qu’elle ne va pas bien.
Jeudi 10 juin 1915
Dans ma couchette, le soir
Mama dit qu’elle pense avoir trouvé comment fabriquer le baume à mouches noires. Elle a essayé différents mélanges de plantes locales jusqu’à ce que ça sente comme le baume d’Amos. Ensuite, elle a mélangé les herbes avec de l’oléomargarine. Tato va l’essayer demain. Si la crème le soulage, nous allons pouvoir en faire profiter d’autres prisonniers.
Vendredi 11 juin 1915
Tôt le matin (il pleut)
Oy! J’ai des ennuis et je ne sais pas pourquoi. Je dois me présenter au bureau du commandant!
L’après-midi
Le méchant soldat Smythe a raconté au commandant que j’avais volé de la nourriture à la cuisine des officiers. Ce n’est pas vrai!
Plus tard
Le soldat Smythe a dit que j’avais volé des œufs pour faire des pysanky. Mama est venue avec moi rencontrer le commandant, et Mary aussi. Nous avons apporté les pysanky qui n’avaient pas encore été vendus pour lui montrer que ce n’étaient que des coquilles vides, pas de la nourriture. Le commandant a pris nos œufs et nous a dit de retourner dans notre dortoir. Il fronçait les sourcils, tant il était furieux. Je me demande ce qu’il pense. Pourquoi le soldat Smythe me déteste-t-il autant?
À l’heure du coucher
Le commandant pense-t-il que je suis une voleuse? J’ai peur. J’espère que je ne serai pas mise en isolement cellulaire.
Au petit matin
Je n’ai pas pu dormir de toute la nuit. Il y a une bonne nouvelle que j’ai oublié de te dire, cher journal. La crème de Mama est efficace. Mais je me demande si nous aurons la permission d’utiliser l’oléomargarine pour la fabriquer. On va peut-être accuser Mama d’avoir volé de la nourriture, elle aussi. Mais c’est l’oléomargarine des prisonniers qu’elle utilise, alors tout devrait bien aller.
Samedi 12 juin 1915, dans l’après-midi
J’ai des papillons dans l’estomac. Le soldat Smythe sourit d’un air méchant. Est-ce que ça veut dire que le commandant croit vraiment que j’ai volé de la nourriture???
Dimanche 13 juin 1915, à l’heure du souper
Toujours pas de nouvelles du commandant!
Plus tard
Le soldat Palmer dit que Lyalya a l’air d’aller mieux. Elle ne tousse plus, mais elle est très faible et amaigrie. On lui donne du bouillon de viande pour l’aider à reprendre des forces.
Lundi 14 juin 1915
Cher journal, le commandant n’est pas venu au camp des prisonniers mariés depuis que le soldat Smythe m’a accusée d’avoir volé de la nourriture. Le soldat Smythe est ici tous les jours et il se pavane, comme s’il était quelqu’un d’important. Je n’aime pas ça.
Mardi 15 juin 1915
Toujours pas de nouvelles du commandant.
Mercredi 16 juin 1915, le matin
Le commandant demande à nous voir, Mama, Mary et moi. Je t’en reparlerai plus tard.
L’après-midi
Cher journal, j’arrive du bureau du commandant.
Il était assis derrière sa grande table de travail, et le soldat Smythe se tenait debout, à l’autre bout de la pièce. La dame d’Amos était là, elle aussi! Elle lui a montré le mouchoir que j’avais fait, et le commandant a hoché la tête. Puis elle lui a montré les deux pysanky évidés que son mari avait achetés en échange du baume à mouches noires. Cette fois, quand le commandant a hoché la tête, j’ai vu qu’il faisait un petit sourire. Il a remercié la dame, et elle est repartie.
Ensuite, il a ordonné au soldat Smythe de s’avancer. « Vous avez été réaffecté », lui a-t-il dit sèchement.
Tu aurais dû voir la tête du soldat Smythe! Puis le commandant a ajouté : « Faites vos bagages. Vous partez demain matin pour le camp d’internement de Kapuskasing. »
En quittant la pièce, le soldat Smythe m’a regardée d’un œil mauvais et a grommelé quelque chose, mais je m’en fiche. J’espère ne plus jamais le revoir! Mais je suis désolée pour les prisonniers de Kapuskasing!
« Approche, Anya Soloniuk », a dit le commandant. J’ai obéi, le cœur serré. « Tu couds très bien, m’a-t-il dit. Quand tu le pourras, j’aimerais que tu me fasses un mouchoir. Je vais te payer, bien sûr. » J’étais si surprise que je ne savais pas quoi dire. J’ai hoché la tête, puis j’ai fait une révérence. Le commandant a dit que nous pouvions partir.
Mama, Mary et moi sommes retournées à toute vitesse au camp des prisonniers mariés. Nous étions si heureuses! Le commandant ne croit pas que je suis une voleuse et, de plus, il apprécie ma couture! Et ce qui est encore mieux : il nous a débarrassés d’Howard Smythe! C’est une très bonne journée!
Autre chose. Quand nous sommes rentrées au camp, Mama a pris son courage à deux mains et a demandé au soldat Palmer si on lui permettrait de faire de la crème à mouches noires avec l’oléomargarine que les prisonniers reçoivent. Il était très intéressé par sa recette et il a dit qu’il n’y avait pas de problème. Il lui a même demandé si elle pouvait en faire pour les soldats aussi. Il a dit qu’il lui apporterait d’autre oléomargarine. Mama est très contente, et nous sommes tous soulagés.
Oh non! J’avais oublié …
Petro, le frère de Stefan, est prisonnier à Kapuskasing! J’espère qu’il va pouvoir s’arranger pour éviter le soldat Smythe!
Vendredi 18 juin 1915
Dans mon lit, le soir
Nous avons eu un visiteur de marque aujourd’hui, dans notre camp. Le Père Redkevych est un prêtre catholique ukrainien et il se rend dans tous les camps au Canada. Il a inspecté nos dortoirs et l’endroit où nos hommes travaillent, et il a aussi dit la messe et entendu les gens en confession. Il a béni notre petite église et notre cimetière, puis nous avons dit tous ensemble une prière pour M. Gregoraszczuk.
Mama a eu l’impression que le Père Redkevych avait été troublé par la façon dont nous sommes traités. Elle se demande si on interdira au prêtre d’aller dans les différents camps, si jamais il porte plainte. Au moins, maintenant, il peut veiller sur nous et dire la messe. Mais j’aimerais bien que quelqu’un puisse nous libérer.