Mardi 3 août 1915
J’ai reçu une autre lettre de Maureen. Elle raconte, entre autres, qu’elle a été engagée à la fabrique de vêtements et qu’elle a été chargée par le contremaître de me dire qu’il souhaite que je revienne travailler pour lui dès que je serai libérée.
Donc, si cette guerre se termine et si on nous laisse retourner à Montréal, j’aurai un emploi!
Dimanche 8 août 1915
D’autres vieux journaux nous sont arrivés aujourd’hui et, comme c’était dimanche, les hommes ont pu les lire, eux aussi. Un des grands titres disait ceci : « Les Alliés vont finir par avoir les Allemands à l’usure. » J’espère que c’est vrai! Dans un autre journal, on dit que les Autrichiens sont à court d’eau et de nourriture. C’est effrayant! Je veux que cette guerre finisse et je prie pour qu’il n’y ait pas d’autres blessés dans un camp ou dans l’autre. Je suis incapable de me réjouir en pensant qu’un des deux camps remporte une victoire parce qu’alors, je me dis que les gens de l’autre camp doivent souffrir atrocement.
Mardi 10 août 1915
La femme pikogan (la plus jeune) est venue dans le camp. Le garde m’a laissée la saluer. La femme m’a tendu un paquet de tissu, puis elle est repartie. Le paquet contenait des petits fruits sauvages fraîchement cueillis. Ils sont tout petits, tout bleus et délicieux! Je les ai emportés au dortoir pour les montrer à Mama. Elle a dit que Baba pourrait peut-être en faire des pyrohy aux fruits pour le souper de ce soir. Ça va être tout un régal!
Une question à laquelle je dois réfléchir : mon amie pikogan nous a donné ces délicieux petits fruits, mais je ne lui ai rien offert en retour. Baba dit qu’elle va y penser.
Dimanche 15 août 1915
Le temps est sec pendant des jours, puis il se met à pleuvoir des cordes quand arrive le dimanche et que les hommes ont congé.
Je ne sais pas comment Baba s’y prend avec le peu que nous recevons, mais elle a trouvé le moyen de faire un gros paquet de khrustyky. Ce sont simplement des petits bouts de pâte roulés et aplatis qu’on fait frire et qu’on sert saupoudrés de sucre. Elle en a fait quelques-uns juste pour moi, à apporter à mon amie de la forêt.
Le ciel s’est dégagé au milieu de l’après-midi, alors j’ai demandé à Stefan s’il voulait m’accompagner. Quand nous sommes arrivés à leur campement, il n’y avait pas seulement les deux femmes, mais aussi des hommes et des enfants. Ils semblaient être en train de plier bagages. Je me demande où ils s’en vont.
J’étais contente que Baba ait fait autant de khrustyky, car il y avait bien plus de monde que je ne l’aurais cru. Je me suis approchée de la vieille femme, j’ai incliné la tête et je lui ai tendu un des paquets. Elle a tendu sa vieille main toute plissée, puis elle a pris un khrustyk et l’a jeté par terre en disant quelque chose qui ressemblait à une prière. Ensuite, elle en a pris un autre, l’a mis dans sa bouche et a fait claquer sa langue de plaisir.
Les gens du campement l’ont regardée, puis ils se sont regroupés autour d’elle et ont goûté aux khrustyky, eux aussi. Tout le monde a aimé ça!
Comme nous repartions, la femme qui avait apporté les petits fruits nous a accompagnés et, le long du chemin, elle nous a montré toutes sortes de noix, de fruits et de racines qu’on pouvait manger. Cher journal, tu n’en reviendrais pas en voyant tout ce qu’elle nous a aidé à récolter! Plus tard
Cher journal, as-tu déjà remarqué que les gens qui possèdent peu de choses sont toujours disposés à partager?
Dimanche 22 août 1915
(ou peut-être lundi matin)
Je me suis réveillée et je n’arrive pas à me rendormir. Je fais toujours le même rêve : la vieille Pikogan est là, debout devant un feu de camp sur lequel elle verse de l’eau. L’image est si réaliste que je sens même la fumée.
Mercredi 25 août 1915
Cher journal, il s’est passé tant de choses ces derniers jours que je ne sais plus par quel bout commencer. Lundi, je me suis réveillée en sursaut au petit matin. Ce n’était pas un rêve. De la fumée entrait dans notre dortoir par les fentes des murs et du toit. J’ai sauté de mon lit et j’ai secoué Tato pour le réveiller. Il a crié à tout le monde de se lever et nous avons ouvert la porte, ce qui a fait entrer encore plus de fumée dans la maison. Je voulais refermer la porte afin d’empêcher le feu d’arriver jusqu’à nous, mais Tato nous a tous fait sortir. Je n’ai même pas eu le temps de mettre mes bottes. Mykola n’a pas pleurniché. Il a fait ce que Tato lui disait de faire.
Une fois dehors, je me suis rendu compte que Slava était restée dans le dortoir, alors je suis retournée la chercher. Il faisait noir, et la fumée était épaisse. Je me suis cogné l’orteil contre quelque chose et j’ai entendu Slava qui hurlait. Je me suis laissé guider par le son, puis je l’ai attrapée par la taille et je l’ai entraînée à l’extérieur avec moi, en trébuchant. C’étaient nos cuisines qui flambaient, et les flammes montaient si haut que j’avais peur que tout le camp des prisonniers mariés soit détruit par le feu.
Les gens des autres dortoirs s’étaient levés, et Tato donnait des ordres pour qu’ils aillent chercher des seaux et des cuvettes. Quelqu’un a tiré une grande baignoire de tôle jusque sous la pompe à eau. Mary et moi, à tour de rôle, nous pompions pour la remplir. Les gens venaient y puiser de l’eau et couraient la lancer sur le feu. Mais les flammes montaient toujours plus haut. Deux femmes ont lancé une couverture trempée dans l’eau sur un des murs en flammes, et le feu s’est un peu calmé.
Quand le premier soldat est arrivé sur les lieux, l’incendie avait presque été maîtrisé. Le soldat avait apporté une boîte pleine d’ampoules de verres contenant un produit servant à éteindre les incendies. Il les a lancées, l’une après l’autre, dans le bâtiment, et les flammes ont baissé.
Nous avons travaillé jusqu’à l’aube. Quand le soleil s’est mis à briller à travers la fumée, j’ai vu que ce n’étaient pas seulement les cuisines qui avaient brûlé, mais aussi un des dortoirs.
Même s’il y a eu beaucoup de dégâts, je suis bien contente que nous ayons réussi à éteindre le feu avant qu’il se propage à la forêt.
Vendredi 27 août 1915
Aujourd’hui, le général Otter est venu inspecter notre camp. Il a dit que, si nous n’avions pas réussi à éteindre le feu aussi rapidement, Amos aurait pu être détruite parce que, dans la région, les incendies se propagent très vite. Il nous a distribué des rations supplémentaires, en récompense.
Cher journal, je suis reconnaissante que le feu ne se soit pas propagé jusqu’à Amos, mais je me demande si les gens d’Amos savent qu’ils viennent de frôler la catastrophe. Si nous n’avions pas réagi aussi vite, il y aurait eu une grande tragédie. Je pense aussi à ce fermier d’Amos qui a tué M. Gregoraszczuk d’un coup de fusil. Est-ce qu’il se rend compte que des gens comme Ivan Gregoraszczuk viennent de sauver sa ville? Le soldat Palmer m’a dit que le fermier qui avait tué M. Gregoraszczuk avait été jeté en prison. Je me demande s’il est mieux traité que nous.
Ce qui me fait le plus plaisir, dans tout ça, c’est que l’incendie n’a pas atteint mes amis pikogan, dans la forêt. Ils ont déjà tant perdu!