Stefan m’a vraiment étonnée avec son cadeau. C’est un bracelet de perles de verre assemblées avec un lacet de cuir. Quand a-t-il appris à enfiler des perles et quand a-til trouvé le temps de faire ce bracelet? Je vais le garder précieusement pour toujours.
Et la plus grosse surprise, c’était une boîte que Mme Haggarty avait envoyée à Mama. Elle était pleine de vêtements et de bottes d’hiver. Voici ce qui était écrit sur la carte de souhaits :
Chère madame Soloniuk,
Il peut sembler quelque peu déplacé de ma part de vous souhaiter un joyeux Noël, étant donné votre situation actuelle, mais je tiens à vous faire savoir que je pense très souvent à vous et à votre famille. Mon souhait le plus sincère est que vous recouvriez votre liberté très bientôt. Que Dieu veille sur vous tous,
Mme Albert Haggarty
Ce que veut dire cette lettre, derrière tous les grands mots, c’est : « Passez un bon Noël et revenez-nous bientôt! « Je pense que Mme Haggarty doit être très intelligente pour pouvoir ainsi trouver des mots que les gens de la censure ne ratureront pas.
Samedi 25 décembre 1915
Aujourd’hui, c’est le Noël canadien, alors nos hommes ont congé toute la journée et demain aussi. C’est leur plus long congé depuis que nous sommes ici. Mykola voulait faire un bonhomme de neige, mais il fait si froid qu’on ne peut pas former de boules avec la neige! De toute façon, nous préférons tous rester à l’intérieur.
Lundi 27 décembre 1915
Cher journal, on nous a encore donné de vieux journaux, et les articles en première page sont effrayants. Les Allemands avaient l’intention de faire sauter le canal Welland! C’est au Canada! On dit que des espions allemands qui habitent au Canada et aux États-Unis devaient mettre ce plan à exécution. J’espère que le gouvernement ne va pas encore nous mettre ça sur le dos.
Le soldat Palmer m’a dit que les soldats d’ici ne nous confondaient pas avec les Allemands, seulement avec les Autrichiens. Il dit qu’il y a d’authentiques Allemands qui sont prisonniers de guerre au Canada et qu’ils sont mieux traités que nous. Ils sont bien nourris et n’ont pas à travailler. Même que certains auraient emmené des domestiques pour s’occuper d’eux, à l’intérieur des camps! Je suppose qu’ils sont mieux traités parce qu’ils ont plus d’argent. Je trouve que ce n’est pas juste.
1916
1916 Mardi 4 janvier 1916
Pas aussi froid, mais beaucoup de neige.
C’est Baba qui a eu l’idée de rassembler toutes les femmes aujourd’hui, afin de préparer le souper traditionnel de la veille du Noël ukrainien pour tous les prisonniers du camp principal. Ici, au camp des prisonniers mariés, nous sommes à peu près 80 femmes et jeunes filles, et il y a environ 800 hommes dans le camp principal. Chacune des femmes devra donc s’occuper du repas de 10 prisonniers. Nous avons travaillé en équipe. Les unes ont fait cuire du kolach, et d’autres ont préparé des cigares au chou, des pyrohy à la choucroute et du borshch au chou. S’il y a une chose qu’on trouve en abondance dans ce camp, c’est bien du chou!
C’était merveilleux, de voir la tête des hommes quand nous leur avons apporté toute cette nourriture. Comme tous les mets sont prêts, ils n’auront qu’à tout faire réchauffer dans leurs cuisines, le soir de Svyat Vechir, et ils auront un festin de 12 plats. J’ai de la peine pour eux, car ils sont tout seuls, loin de ceux qu’ils aiment. Au moins, au camp des gens mariés, nous sommes en famille.
Mercredi 5 janvier 1916
Encore de la neige. Beaucoup plus froid, surtout la nuit dernière!
Nous avons reformé les mêmes équipes afin de préparer les mets pour notre camp à nous. Nous avons donc fait deux grosses journées de travail, mais j’ai trouvé ça très agréable.
Jeudi 6 janvier 1916, Svyat Vechir
Cher journal, c’était une journée extraordinaire. Nous venons de rentrer de la messe de minuit. Le thermomètre indique 27 degrés au-dessous de zéro, et je suis sûre qu’il ne se trompe pas. J’ai dû me couvrir le visage de mon écharpe, avec juste une petite fente pour les yeux, et même là, j’avais si froid au visage que ça faisait mal.
C’est magnifique dehors en ce moment, car la neige scintille comme mille diamants. Nos dortoirs ne sont pas faits pour les grands froids. J’ai mes chaussettes et mes chaussures aux pieds, je porte mes vêtements et mon manteau, et je me suis enroulée dans toutes mes couvertures. C’est difficile d’écrire avec des gants!
Il y a un an exactement, nous étions dans notre logement de Montréal et nous étions tous réunis. Tato est dans ce camp depuis presque un an, et nous, depuis plus de huit mois.
Nous avons partagé notre souper de veille de Noël avec tout le monde dans notre dortoir, et c’était merveilleux. La nourriture était délicieuse, et les hommes ont eu la permission de rentrer de la forêt un peu plus tôt, aujourd’hui. Nous avons eu une surprise! Par le biais de journaux et d’églises de notre communauté, des Ukrainiens ont réuni des fonds. Nous avons reçu un colis rempli de toutes sortes de fruits. Je crois que chacun des prisonniers a reçu un colis. J’ai été vraiment surprise parce que je pensais que tous les Ukrainiens se trouvant au Canada étaient internés, mais je me trompais.
C’est merveilleux, d’avoir tous ces fruits! Peut-être échapperons-nous au scorbut, contrairement aux gens de Lviv.
Mardi 11 janvier 1916
Beaucoup de neige, la nuit dernière, et très froid.
Je n’arrive pas à croire qu’il me reste si peu de pages! C’était pourtant un très gros carnet. Je n’écrirai plus rien, sauf si c’est très important. Dimanche 6 février 1916
(froid, sec et ciel limpide)
Dans le journal, on dit que les femmes du Manitoba peuvent maintenant voter!
Jeudi 10 février 1916
Cher journal, c’est le jour de ma fête patronale, et il fait un froid de canard, avec 13 degrés au-dessous de zéro.
Je n’arrive pas à croire que j’ai 14 ans. Il y a deux ans que Tato m’a fait cadeau de toi, et voilà qu’il ne te reste plus que quelques pages vides. Quand je te feuillette, je suis étonnée de tout ce que j’ai vu et accompli.
Je suis contente d’être avec Tato le jour de ma fête, mais aussi triste que nous soyons encore prisonniers ici, à Spirit Lake.
Au souper, Mama et Baba avaient une grosse surprise pour moi. Elles m’ont fait un gâteau d’anniversaire. Aujourd’hui n’est pas mon anniversaire de naissance; c’est le jour de ma fête patronale. Mais elles ont dit que, maintenant que nous sommes au Canada, je dois le célébrer comme une Canadienne, avec un gâteau d’anniversaire. Je crois que l’idée est venue du soldat Palmer et qu’il leur a procuré les ingrédients nécessaires, dont un peu de cacao. Au lieu d’avoir plusieurs couches fines, comme un gâteau ukrainien, celui-ci a seulement deux étages épais, séparés par une couche de glaçage crémeux et sucré. Le même glaçage recouvre le gâteau en entier. Il était un peu trop sucré à mon goût, mais Mykola l’a adoré.
C’était amusant aussi parce que Stephan et Tato m’ont offert presque la même chose. Tato m’a sculpté une cigogne à mettre sur le toit de ma maison de poupée (il a dit que, même s’il n’y avait pas de cigognes au Canada, je devrais en avoir une, en guise de porte-bonheur). Stefan, lui, m’a sculpté un petit aigle aux ailes déployées. On ne peut pas le poser sur quoi que ce soit, car il bascule aussitôt. Stefan dit qu’on est censé le tenir.