Dimanche 9 avril 1916, jour de la Pâque ukrainienne
Cher journal, notre famille en entier est réunie. C’est la première fois en trois ans que nous passons le jour de Pâques tous ensemble. Si seulement nous n’étions pas prisonniers!
Mercredi 17 mai 1916
Certains des prisonniers ont été relâchés! Une douzaine d’entre eux ont quitté le camp, il ya une semaine, et encore 20 autres hier. J’espère que ce sera bientôt notre tour.
Lundi 22 mai 1916
Cher journal, j’ai reçu une lettre d’Irena, mais elle date de plusieurs mois. Un représentant du gouvernement s’est présenté chez eux. Les parents d’Irena avaient peur, car ils pensaient que le père d’Irena allait se faire arrêter. En fait, le représentant était à la recherche de Yurij Feschuk, qui s’était évadé du camp d’internement durant l’hiver. Il pensait que Yurij était peut-être retourné à Hairy Hill. Mais Irena lui a dit que personne ne l’avait aperçu. Je me demande où il est. Ce doit être effrayant d’avoir le gouvernement à ses trousses!
Samedi 27 mai 1916
Plus de 100 prisonniers ont maintenant été relâchés. J’ai découvert ce qui se passait. Ils ne retournent pas chez eux; on les envoie travailler dans les mines et les usines. Pourquoi ne peuvent-ils pas retourner chez eux?
Ça m’agace quand je pense que ces hommes sont en prison depuis si longtemps, sans aucune raison. Pourquoi le gouvernement ne veut-il pas comprendre que les mines et les usines ont besoin d’ouvriers? Pourquoi ne nous libère-t-il pas, tout simplement? Nous voulons travailler, mais nous voulons aussi être libres.
Plus tard
Je crois que j’ai aperçu la femme pikogan, mais quand je me suis dirigée vers elle, elle a disparu.
Vendredi 9 juin 1916
Oy! Cher journal, un des gardes m’a raconté qu’il y avait eu une « émeute « au camp d’internement de Kapuskasing. Une émeute, c’est quand des gens se mettent à crier, à hurler et à lancer toutes sortes d’objets. Mille deux cents prisonniers et trois cents gardes ont été impliqués. J’espère que le frère de Stefan n’a rien. C’est là aussi que se trouve l’affreux soldat Smythe. Je me demande s’il y est pour quelque chose dans cette histoire.
Jeudi 15 juin 1916
Cher journal, de bonnes nouvelles!!!
Le patron de Tato lui demande de revenir travailler pour lui. Il veut que M. Pemlych revienne, lui aussi. Tato ne devrait pas avoir de problèmes, à condition qu’il se présente aux bureaux du gouvernement quand on le lui demande et qu’il ait toujours ses papiers sur lui. Je sais aussi qu’on m’attend pour que je reprenne mon poste à la machine à boutonnières. Peut-être que je pourrai aller à l’école le soir. Mme Haggarty attend le retour de Mama. Nous allons bientôt partir d’ici. J’ai tellement hâte!!!
Plus tard
Est-ce que les gens vont être méchants envers nous, quand nous serons de retour à Montréal?
Vendredi 16 juin 1916
En parlant de méchanceté, le père de Slava ne retourne pas à l’usine. Aujourd’hui, il a été envoyé sur la côte est, pour travailler dans une mine. Slava a pleuré à chaudes larmes. Je trouve terrible qu’on les sépare ainsi. Ils sont tout, l’un pour l’autre. Je fais ce que Tato m’a demandé de faire : je considère Slava comme ma petite sœur. Elle va habiter avec nous à Montréal.
Jeudi 29 juin 1916
Cher journal, je croyais que nous serions déjà partis, mais nous attendons toujours les documents officiels. Il ne reste plus grand monde, dans notre camp d’internement. La plupart des prisonniers célibataires du camp principal ont été emmenés ailleurs. Je trouve ça ignoble, qu’on ne les ait pas libérés.
Voici une autre chose ignoble : on n’a pas redonné son alliance à Mama, ni les quelques dollars qu’elle avait en arrivant. Baba a récupéré son alliance coupée, mais elle ne peut plus la porter, bien sûr. J’essaie de ne pas trop y penser, car ça ne changerait rien. Heureusement, Tato a récupéré l’argent qu’il avait gagné en travaillant pendant qu’il était prisonnier.
Mercredi 19 juillet 1916
Nous partons dans deux jours!!!
Jeudi 20 juillet 1916
J’ai revu les femmes pikogan, cher journal! Voici ce qui s’est passé.
La plus jeune se tenait aux limites de notre camp et me faisait signe de la suivre. Je me suis précipitée dans notre dortoir et j’ai pris mon cadeau. J’ai aussi pris mon collier et je l’ai mis autour de mon cou. J’en suis fière et je voulais le montrer à ma chère vieille Pikogan.
Nous avons emprunté un autre chemin, dans la forêt. Au bout de ce qui m’a semblé être une heure de marche, j’étais fatiguée et j’avais faim, mais nous sommes finalement arrivées dans une clairière. Des enfants y jouaient et un jeune homme nettoyait un fusil.
La femme est entrée dans une des tentes, et je pouvais l’entendre qui parlait à la vieille dame. Puis elle a rabattu le pan de la tente et m’a fait signe d’entrer à mon tour. La vieille dame avait l’air affaiblie et avait les yeux marqués par la fatigue. J’en ai eu de la peine. Pourquoi était-elle malade? La jeune femme m’a fait signe de montrer mon collier à la vieille dame. J’ai retiré mon collier et le lui ai tendu.
Une lueur est apparue dans ses yeux. Elle a pris le collier dans ses mains toutes ridées et l’a serré contre son cœur, puis elle l’a approché de ses yeux, examinant attentivement mon travail, et finalement, elle me l’a remis.
Puis j’ai sorti mon rushnyk.
Cher journal, je sais ce que tu penses! Il m’a fallu tant de temps pour faire ce rushnyk! Mais je pourrai toujours en faire un autre. Mes amies, elles, je ne pourrai jamais les remplacer.
La vieille dame a tendu les mains, et je le lui ai donné. Elle a caressé la broderie comme si ce morceau de tissu avait été un petit enfant, puis elle l’a approché de son visage et a examiné tous les points. Elle a drapé le rushnyk sur ses épaules et a souri. Elle avait vraiment l’air d’une grande dame. Je crois que c’est elle, l’esprit du lac.
Je m’apprêtais à partir quand elle a levé la main, comme pour me dire d’attendre encore un peu. Puis la jeune femme est sortie de la tente et est revenue avec un sac de toile. La vieille dame a ouvert le sac et en a retiré quelque chose qui avait l’air d’une fourrure. Je l’ai déplié et je suis restée bouche bée. C’était une veste, très semblable à un kamizelka de mon ancienne patrie. Mais au lieu d’être ornée de broderies et de perles de toutes les couleurs, elle avait été décorée avec quelque chose que je n’avais jamais vu de ma vie : ça ressemblait à des petites perles blanches et allongées.
C’était si beau que j’avais peur d’y toucher. La jeune femme a pris la veste et m’a fait signe de l’enfiler. Elle m’allait comme un gant.
J’étais si émue que j’étais sur le point de fondre en larmes. Je n’arrêtais pas de remercier la vieille dame, tout en me levant et en sortant de la tente. La jeune femme m’a ramenée au camp d’internement. Juste avant d’y arriver, elle a incliné la tête, puis a disparu.