Anya ne voulait pas s’avouer qu’elle était jalouse de son frère. Elle tenait à se réjouir de son succès. Elle a donc préparé pour lui le plus parfait des cadeaux. Deux semaines avant la remise des diplômes, elle a demandé à son frère de l’accompagner pour faire des courses et là, elle l’a entraîné dans une boutique très chic de vêtements pour hommes.
« Mon frère a besoin d’un complet », a-t-elle dit au vendeur. Mykola lui a donné un coup de coude dans les côtes en chuchotant : « Je n’ai pas les moyens de me payer un complet dans ce magasin, Anya. » Elle lui a répondu : « Je te l’offre en cadeau. » Puis, en refoulant des larmes de fierté, elle a regardé son petit frère qu’on mesurait pour lui confectionner un magnifique complet noir que même un premier ministre aurait été fier de porter. Il en a coûté quatre mois de salaire à Anya, mais à ses yeux, cela en valait vraiment la peine. Après une seule entrevue que Mykola a passée dans le but d’obtenir un poste d’ingénieur mécanique pour le Canadien National, il a été embauché.
Contrairement à Anya, Mary n’est pas restée à la fabrique de vêtements. Après seulement un mois de travail à cet endroit, on lui a offert un poste d’institutrice à l’école Notre-Dame-des-Anges. En plus d’enseigner à temps plein pendant la journée, elle a travaillé bénévolement le soir, à apprendre l’anglais à de nouveaux immigrants. Un de ses élèves était un jeune homme sérieux, à la barbe brune frisée et aux lunettes à monture de métal. Roman Krawchuk a appris rapidement l’anglais. Mary était impressionnée par son application. Après le dernier cours de l’année, Roman est resté assis à sa place jusqu’à ce que tous les autres élèves soient partis, puis il s’est levé et s’est approché du pupitre de Mary. « Mlle Mary, accepteriez-vous de prendre le thé avec moi? » lui a-t-il demandé, de son meilleur anglais. Mary a souri en hochant la tête. Quelque temps après, ils se sont mariés et sont partis s’installer dans l’Ouest, pour y commencer une nouvelle vie.
Slava, tout comme Mary, n’est pas restée très longtemps à la fabrique. Mais contrairement à Mary, elle est devenue morose et renfermée. Moins d’un an après avoir été libérée du camp d’internement, elle a quitté son travail. Elle restait à la maison et aidait Baba à faire les lessives, puis un beau jour, elle est partie faire des courses et n’est jamais rentrée à la maison. Les Soloniuk n’avaient aucune idée de l’endroit où elle aurait pu aller, mais ils soupçonnaient qu’elle était partie à la recherche de son père.
Anya a finalement obtenu son diplôme d’études secondaires, mais n’a jamais réalisé son rêve d’aller à l’université. Toutefois, elle a continué à cultiver ses dons artistiques. Son père lui a fabriqué un chevalet et l’a installé devant la plus grande fenêtre de leur logement. Un de ses collègues du syndicat a remarqué un dessin qu’Anya avait fait et qui était très émouvant. On y voyait Slava, toute jeune, assise devant une machine à coudre industrielle, la tête enfouie dans ses bras et le dos arqué par la fatigue. L’homme a acheté le dessin pour cinq dollars et a demandé à Anya s’il pouvait l’utiliser pour une affiche, dans une campagne publicitaire du syndicat. Anya a aussitôt accepté. Ce dessin s’est retrouvé sur les affiches d’une campagne nationale contre l’exploitation des enfants au travail. Anya espérait que Slava verrait cette affiche et lui donnerait de ses nouvelles. Mais si Slava a vu l’affiche et s’y est reconnue, elle n’a jamais donné signe de vie.
Anya et Stefan étaient tous les deux résolus à réussir ce qu’ils avaient entrepris, et même s’ils étaient très occupés, leur amour l’un pour l’autre n’a jamais cessé de grandir. En 1921, après avoir conclu une vente particulièrement lucrative, Stefan s’est rendu dans une bijouterie très chic et a acheté une bague en or blanc, sertie d’une magnifique turquoise. Un genou sur le sol, il a demandé à Anya si elle voulait l’épouser. Anya s’est agenouillée à son tour et a regardé Stefan droit dans les yeux. « Oui, a-t-elle répondu. Je serai ta femme, ton amie et ta compagne pour le reste de mes jours. » Ils se sont mariés en 1923.
Anya a continué de travailler à la fabrique jusqu’à ce qu’elle soit enceinte de leur premier enfant. Halyna est née en 1924. En 1925, Anya a donné naissance à Irena, puis en 1929, à Bohdan, qui a tenu à se faire appeler Robert dès son premier jour d’école.
Anya et Stefan racontaient souvent à leurs enfants des histoires de l’époque du camp d’internement. Halyna, Irena et Robert se jetaient alors des regards incrédules. Il leur semblait impossible que le Canada ait pu emprisonner leurs parents. Ils se disaient que ce n’était qu’une histoire. Lorsqu’ils ont atteint l’adolescence, Anya et Stefan les ont emmenés en auto jusqu’à Spirit Lake. Les bâtiments étaient toujours là, mais l’endroit était devenu une ferme expérimentale établie par le gouvernement. Le cimetière était envahi de broussailles, mais Anya et Stefan y ont emmené leurs enfants et, malgré les mauvaises herbes et la boue, ils se sont tous agenouillés pour prier pour Lyalya, Ivan Gregoriaszchuk et tous les autres prisonniers qui y étaient enterrés. Anya et Stefan ont aussi tenté de retrouver leurs amies pikogan, mais en vain.
Anya a continué de correspondre avec Irena, qui vivait en Alberta. En 1924, Irena a épousé Max, un fermier du voisinage. Au début des années 1930, la Grande Crise a ruiné plusieurs fermiers des environs, dont Irena et Max. Il leur a fallu plusieurs années pour s’en remettre.
Quelques années après la fin de la Première Guerre mondiale, Anya a reçu une lettre de Bohdan Onyshevsky. La voici :
Chère Anya,
Tu es désormais ce que j’ai de plus proche en termes de parente. J’étais bien loin de deviner, quand nous étions jeunes, que je penserais un jour à toi avec autant d’affection. Je suis content que tu sois au Canada et que tout aille bien pour toi. Si seulement j’avais eu la bonne idée d’envoyer ma pauvre Halyna là-bas avant que la guerre éclate! Mais comment aurais-je pu deviner que cette guerre allait être aussi dévastatrice? Ma chère épouse et notre enfant, Ivanko, sont tous les deux morts durant la guerre. J’aimais Halyna de tout mon cœur et de toute mon âme, et je suis désespéré chaque fois que je songe à mon petit garçon que je n’ai jamais eu la chance d’embrasser. Halyna et Ivanko reposent auprès de ton grand-père et de ton frère. Chaque semaine, je vais déposer des cailloux sur leurs tombes. J’ai aussi appris à jouer du tsymbaly avec celui de ton frère. Je ne sais pas si je me remarierai un jour. La blessure dans mon cœur est trop profonde. Chère Anya, je te demande de prier pour Horoshova et pour notre patrie. Les temps sont bien durs pour nous.
Bohdan
Note historique
Début de la Première Guerre mondiale, août 1914
Lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté, Horoshova, le village d’Anya, s’est retrouvé coincé entre deux puissants adversaires : d’un côté, l’Autriche-Hongrie, qui considérait que les terres domaniales de la Galicie (y compris Horoshova) et de la Bucovine lui appartenaient, et de l’autre, la Russie, qui voyait ces territoires comme une sorte de « petite Russie ». Peu de temps après le début des hostilités, la Russie a envahi ces régions.
Tandis que l’armée austro-hongroise battait en retraite, les soldats hongrois ont terrorisé la population locale de langue ukrainienne, croyant avoir affaire à des espions russes. L’une des raisons pour lesquelles ils ont agi ainsi était que ces gens se donnaient le nom de « Rus’ki » ou « Rusyn », c’est-à-dire « Ruthéniens », des termes utilisés traditionnellement pour désigner les habitants de la région. Les soldats croyaient que les gens se disaient « Russes ». Des milliers d’Ukrainiens ont donc été fusillés, pendus ou rassemblés et internés dans des camps de prisonniers plus à l’ouest.