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George Alec Effinger

Privé de désert

Pour ceux qui n’auraient pas lu Gravité à la manque[1]

En ce début de XXIIe siècle, dans le quartier chaud d’une capitale du Moyen-Orient, Marîd Audran, le « Maghrebi », a bien des problèmes : détective privé de son état, il a su jusque-là naviguer habilement entre prostituées et proxénètes, trafiquants et pontes du milieu. Et s’il avoue un léger penchant pour les paradis artificiels des pilules de soléine ou de triamphés, il a toujours jalousement refusé de recourir à l’amplification bioélectronique, ces mamies (Modules d’Aptitudes Mimétiques Enfichables) et papies (Périphériques d’APprentissage Intégré Électroniques) qu’on se branche directement dans le crâne et qui permettent de changer à loisir de personnalité. Or c’est justement un tueur à gages équipé de la sorte qui va troubler la sérénité d’un Marîd plus épicurien que strict adepte du noble Qur’ân, aimant taper le carton avec ses copains Jacques, Mahmoud et Saïed, ou draguer les jeunes débs et les effeuilleuses sexchangistes qui bossent dans la boîte de sa copine Chiriga. Seulement voilà, plusieurs de ses amis se font salement rectifier. « Papa » Friedlander bey, le parrain bicentenaire qui règne sur le Boudayin, le soupçonne de l’un de ces crimes : même s’il parvient à se disculper, Marîd se voit contraint de traquer le tueur pour le compte de Papa. Et comme l’adversaire est de taille, il n’a dès lors d’autre choix que de se faire « câbler »… Ainsi va-t-il découvrir, de l’intérieur, que la formidable liberté de manœuvre offerte par l’amplification électronique n’est pas un cadeau de tout repos… Certes, Marîd réussira à neutraliser le tueur fou, mais au prix d’une violence qui va lui aliéner la plupart de ses amis, aux yeux de qui il est devenu le bouc émissaire, rappel vivant que le monde n’est pas « aimable et sain […], que la folie le parcourt en liberté, que leur propre vie, leur propre sécurité est menacée ». Qui a dit qu’au royaume d’Allah tout était sucre et miel ?

Les enfants commencent par aimer leurs parents ; au bout d’un moment, ils les jugent ; il est rare, toutefois, qu’ils leur pardonnent, s’ils leur pardonnent jamais.

OSCAR Wilde,
Le Portrait de Dorian Gray

Mon grand-père, George Conrad Effinger, que je n’ai jamais connu, était policier à Cleveland à l’époque de la Grande Dépression. Il s’est fait tuer en service. Ce livre est dédié à son souvenir, qui s’efface, à mesure que passent les ans, de l’esprit de ceux qui l’ont connu ; ne demeure que sa plaque d’agent de police, n° 374, toujours fièrement accrochée au mur d’un commissariat de Cleveland.

Les citations des sourates du Coran sont reprises de l’édition traduite de l’arabe par Jean Grosjean et parue chez Philippe Lebaud en 1979.

Les citations des hexagrammes et commentaires du Yi-King sont extraites de la version allemande du Yi-King, le Livre des Transformations, établie en 1923 par Richard Wilhelm, préfacée et traduite en français par Étienne Perrot, parue à la Librairie de Médicis en 1973.

J. B.

1.

Nous progressions depuis plusieurs jours sur la route côtière en direction de la Mauritanie, la partie de l’Algérie où j’étais né. Durant cet intervalle, même à son allure léthargique, l’antique autocar déglingué était parvenu à nous conduire de la ville à un bled quelconque abandonné d’Allah avant même qu’il ait eu le temps d’en retenir le nom. Passent les jours, passent les siècles : dans le monde arabe, ils arrivent et repartent chargés sur le toit de bus tressautants et brinquebalants, bien plus pénibles à maintenir en état que les longues caravanes de chameaux de jadis. Je me souvenais de ce qu’étaient ces trajets quand j’étais gosse, assis ou debout dans l’allée centrale avec cinquante autres passagers, hommes et enfants, sans parler de la douzaine d’autres, peut-être, encore agrippés au toit. Les cars passaient devant chez moi à l’époque. Je voyais des têtes enturbannées, des têtes coiffées de fez ou de casquettes tricotées, des têtes couvertes de keffiehs blancs ou à carreaux. Rien que des hommes. C’était un point sur lequel je souhaitais interroger mon père, si jamais je le retrouvais. « Ô mon père, lui dirais-je, dis-moi pourquoi tous les voyageurs du bus sont des hommes. Où sont leurs femmes ? »

Et j’imaginais toujours que mon père… (je me le représentais grand et mince, la barbe noire et farouche, aigle ou faucon ; dans ma vision, il était arabe, bien que j’eusse la parole de ma mère que c’était un Français) je voyais mon père contempler, songeur, le soleil éclatant, tandis qu’il élaborait soigneusement sa réponse à son jeune fils. « ô Marîd, mon doux enfant », me dirait-il – et sa voix serait grave et rauque, venue du fond de la gorge comme s’il ne se servait jamais de ses lèvres même si ma mère disait qu’il n’était pas du tout ainsi.

— « Marîd, les femmes viendront plus tard. Les hommes iront les chercher plus tard.

— Ah », répondrais-je. Mon père pourrait déchiffrer toutes les énigmes. Je serais incapable de poser de question à laquelle il n’aurait pas la réponse adéquate. Il serait plus sage que notre cheikh de village, plus érudit que l’homme dont le visage occupait les affiches collées au mur sur lequel nous pissions.

« Père, lui demanderais-je, pourquoi pissons-nous sur le visage de cet homme ?

— Parce qu’il est idolâtre de mettre son visage sur une telle affiche, tout juste digne de figurer dans une ruelle crasseuse comme celle-ci, en conséquence de quoi le Prophète, faveurs et bénédictions divines sur lui, nous dit que ce que nous faisons subir à ces images est équitable et juste.

— Et Père ? » Car j’aurais toujours une question de plus et il se montrerait toujours d’une merveilleuse patience. Il me sourirait, poserait une main caressante sur ma nuque. « Père ? J’ai toujours voulu te demander, que fais-tu quand tu pisses et que ta vessie est si pleine qu’on dirait qu’elle va exploser avant que tu aies eu le temps de te soulager et que juste au moment où tu es en train de pisser, juste à ce moment précis, le muezzin…»

Du plat de la main, Saïed me flanqua un bon coup sur la tempe gauche. « Eh, tu dors ou quoi ? »

Je le regardai. La lumière était aveuglante. Impossible de me rappeler où diable nous étions. « Où diable sommes-nous ? » lui demandai-je.

Il grogna. « C’est toi le Maghrébin, l’homme du grand Ouest sauvage. À toi de me dire.

— On est déjà entrés en Algérie ? » J’en doutais.

« Mais non, crétin. Trois plombes que je zone dans ce putain de café à tenter d’embobiner ce gros lard. Un certain Hisham.

— Où sommes-nous ?

— On vient de passer Carthage. À présent, on est dans les faubourgs du Vieux Tunis. Alors écoute-moi bien. Comment s’appelle le vieux ?

— Hein ? J’sais plus. »

Du plat de l’autre main, il me flanqua une bonne claque sur la tempe droite. Je n’avais pas dormi depuis deux jours. J’étais un brin largué. De toute façon, dans le boulot, c’était lui qui avait le beau rôle : zoner autour des arrêts de bus, boire du thé à la menthe avec les pontes locaux, en échangeant des ragots sur les chrétiens en maraude, les juifs en maraude, les putains de nègres en maraude, bref, la jouant hyper-cool ; tandis que moi, je me tapais les ruelles imbibées de pisse et les mouches. Pas moyen de me rappeler pourquoi nous avions partagé les tâches de la sorte. Après tout, j’étais censé diriger les opérations – retrouver cette femme, c’était mon idée, ce voyage était mon voyage, et c’était mon argent qu’on dépensait. Pourtant Saïed avait pris le thé à la menthe et la parlote, et moi, j’avais gagné… enfin, bon, on va pas remettre ça.

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1

Paru en Présence du Futur sous le n° 485. Ce second volet peut bien sûr se lire indépendamment, mais ce serait perdre la moitié du plaisir. (N.d.T.)