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Ses yeux flamboyaient. J’avais déjà vu cet aspect de sa personnalité. J’étais assis près d’un homme chaque jour un peu plus envahi par la folie. Je pris ma tasse à café d’une main tremblante et bus goulûment. Tant que je n’aurais pas fini de déglutir, je pourrais surseoir à ma réponse.

3.

Jusqu’à ce que je me fasse amplifier le crâne, j’avais un réveil. Quand il sonnait, le matin, j’aimais bien traîner encore un peu au lit, à bâiller, un peu hagard. Peut-être que j’allais me lever, ou peut-être pas. À présent, en revanche, je n’ai pas le choix : je m’embroche une carte la veille au soir et quand le papie juge qu’il est l’heure, mes yeux s’ouvrent d’un coup et je suis ré-veil-lé. La transition est brutale et me laisse toujours ahuri. Et pas question que la puce me laisse me rendormir. Je la déteste.

Le dimanche matin, je m’éveillai promptement à huit heures pile. Il y avait un type noir que je n’avais jamais vu, debout près de mon lit. Je réfléchis quelques instants au problème. Il était imposant, bien plus grand que moi, et bien bâti, sans pour cela en faire des tonnes. Un tas de Noirs qu’on croise en ville sont plutôt comme Janelle, des réfugiés de quelque désert africain aride et frappé par la famine. Ce mec, par contre, n’avait pas l’air d’avoir manqué un seul repas copieux et bien équilibré de toute son existence. Il avait un visage allongé, sérieux, et son expression semblait figée dans une moue de perpétuelle hostilité. Ses yeux noirs et fixes, son crâne rasé ajoutaient à cet air résolu. « Qui es-tu ? » lui demandai-je. Je ne m’étais pas encore extrait de sous les couvertures.

« Bonjour, yaa sidi », me dit-il. Il avait une voix douce et grave, un peu rauque. « Je m’appelle Kmuzu.

— Bon, c’est déjà un début. Cela dit, au nom d’Allah, qu’est-ce que tu fiches ici ?

— Je suis votre esclave.

— Merde, il ferait beau voir ! » J’aime à me considérer comme le défenseur des pauvres et des opprimés, enfin tout ça. L’idée même d’esclavage me flanque des boutons, attitude qui va plutôt à l’encontre de l’opinion courante chez mes voisins et amis.

« Le maître de maison m’a ordonné de veiller à vos besoins. Il a estimé que je serais pour vous le serviteur parfait, yaa sidi, parce que mon nom veut dire remède en ngoni. »

Il faut dire qu’en arabe le mien signifie « maladie ». Friedlander bey savait évidemment que ma mère m’avait baptisé Marîd dans l’espoir superstitieux de préserver ainsi mon existence de tous les maux physiques. « Je ne vois pas d’inconvénient à avoir un domestique, dis-je, mais je ne vais certainement pas garder un esclave. » Kmuzu haussa les épaules. Que je veuille ou non utiliser ce terme, il savait bien qu’il était déjà l’esclave de quelqu’un, moi ou Papa.

« Le maître de maison m’a informé en détail de toutes vos exigences », me dit-il. Ses yeux s’étrécirent. « Il a promis de m’émanciper si j’embrassais l’islam mais je ne peux pas abandonner la foi de mon père. Je crois nécessaire de vous dire tout de suite que je suis un chrétien fervent. » J’en déduisis que mon nouveau serviteur me signifiait ainsi qu’il désapprouvait de tout cœur quasiment tout ce que je pourrais dire ou faire.

« On essaiera néanmoins d’être amis », dis-je. Je m’assis, sortis les jambes du lit. Je déconnectai mon somni-contrôle et le rangeai dans la boîte à papies posée sur la table de nuit. Dans le bon vieux temps, je passais une bonne partie de ma matinée à me gratter, bâiller, me passer la main dans les cheveux ; alors qu’aujourd’hui, quand je me réveille, même ces anodins plaisirs me sont refusés.

« Avez-vous vraiment besoin de cet appareil ? demanda Kmuzu.

— Disons que mon organisme a perdu l’habitude de s’endormir et se réveiller de lui-même. »

Il secoua la tête. « C’est un problème fort simple à résoudre, yaa sidi. Si vous restez éveillé suffisamment longtemps, vous finirez fatalement par vous endormir. »

Je compris que si j’escomptais avoir la paix, il faudrait me résoudre à assassiner cet homme, et vite. « Tu ne comprends pas. Le problème est qu’après trois jours et trois nuits sans sommeil, quand effectivement je parviens à m’assoupir, j’ai des rêves bizarres, carrément affreux. Alors, pourquoi en passer par là quand j’ai sous la main des pilules ou un logiciel ?

— Le maître de maison m’a donné instruction de limiter votre consommation de drogue. »

Là, il commençait à me gonfler. « C’est ça. Tu peux toujours essayer, tiens. » La question de la drogue était sans doute à l’origine du « cadeau » encombrant de Papa. J’avais commis une grave erreur dès le premier jour de ma présence chez lui : je m’étais pointé en retard au petit déjeuner, affligé d’une bonne gueule de bois à la butaqualide. J’étais resté modérément dysfonctionnel pendant deux ou trois heures, ce qui m’avait valu sa ferme désapprobation. Aussi, dès l’après-midi, j’étais passé à la modulerie de Laïla, sur la Quatrième Rue, dans le Boudayin, et j’avais investi dans le somni-contrôle.

Ma préférence va toutefois à la demi-douzaine de beautés mais ces derniers temps je guette toujours dans mon dos la présence des espions de Papa. C’est qu’il en a un million. Que cela soit bien clair : personne ne s’amuse à encourir sa désapprobation. Il n’oublie jamais ce genre de chose. S’il le faut, il louera les services de tierces personnes pour exercer sa rancune.

Les avantages de la situation, toutefois, sont nombreux. Le lit, par exemple. Je n’avais jamais eu de lit auparavant ; tout juste un matelas jeté par terre dans un coin de chambre. Aujourd’hui, j’ai enfin un endroit sous lequel glisser slips et chaussettes sales et si jamais quelque objet tombe par terre et se perd, je sais presque à coup sûr où le trouver, même si je suis incapable de l’atteindre. Je continue encore de tomber de ce satané lit deux fois par semaine, mais à cause du somni-contrôle, je ne me réveille pas ; je reste simplement en tas, par terre, jusqu’au matin.

Je sortis donc du lit en ce dimanche matin, pris une douche brûlante, me lavai les cheveux, me taillai la barbe, me brossai les dents. Je suis censé être derrière mon bureau au commissariat à neuf heures du matin, mais une de mes façons d’affirmer mon indépendance est d’ignorer les horaires. Je me vêtis sans hâte. Je choisis une paire de pantalons kaki, une chemise bleu pâle, une cravate bleu foncé, et une veste en fil blanc. Tous les fonctionnaires civils de la maison poulaga s’habillent ainsi, et j’en suis fort aise. La tenue arabe me rappelle trop la vie que j’ai laissée derrière moi en arrivant en ville.

« Alors, on t’a mis ici pour me chaperonner », dis-je tout en essayant d’égaliser les deux pans de ma cravate.

« Je suis ici pour être votre ami, yaa sidi », dit Kmuzu.

Ça me fit sourire. Avant de venir vivre dans le palais de Friedlander bey, j’étais vachement seul. Je logeais dans un studio dénudé avec ma boîte à pilules pour unique compagnie. J’avais quelques amis, bien sûr, mais pas du genre à passer à tout bout de champ tant il s’ennuyaient de moi. Il y avait Yasmin, que je suppose, j’aimais un peu. Elle passait parfois la nuit avec moi, mais aujourd’hui elle détourne la tête quand on tombe l’un sur l’autre. Je crois qu’elle m’en veut d’avoir refroidi quelques pékins.

« Et si je te battais ? demandai-je à Kmuzu. Est-ce que tu serais toujours mon ami ? »